La 628-E8

Canaux d’Amsterdam.

Je ne vous dirai pas qu’Amsterdam est laVenise du Nord. D’abord, parce que j’ai naturellement horreur deces façons de parler, et puis, parce que je n’en sais rien, n’étantjamais allé à Venise.

– Comment, monsieur ?… me dit unjour une dame offensée par cette cynique déclaration… Est-cepossible ?

Et, déçue, toute triste, languissante, elleajouta :

– Vous n’avez donc jamais aimé ?

– Pas à Venise… non, madame… pas àVenise…

– Ah ! monsieur… je vous plains… Onn’aime bien qu’à Venise…

Me plaignit-elle ?… Je crois plutôtqu’elle me méprisa…

Dois-je dire – c’est peut-être le moment – queje me gondolais ?

Ce sont des raisons de cet ordre-là qui m’onttoujours empêché d’aller à Venise.

Manet, en haine de l’école de 1830, neconsentit jamais à mettre les pieds dans la forêt de Fontainebleau.Rien que le nom de Barbizon, de Marlotte, lui donnait de furieuxaccès de rage. Chose à peine croyable, il refusa plusieurs foisl’invitation de Mallarmé de l’aller voir au pont de Valvins. Maisil alla à Venise. Non seulement, il y alla ; il y peignit.Moi, si je n’ai jamais été à Venise où, pourtant, j’aurais aimérendre visite à Titien et au Tintoret, chez eux, j’en accuse, enplus des conversations dans le genre de celle que je viens derapporter, toute une iconographie crapuleuse et une non moinscrapuleuse bibliothèque musicale et poétique. Peut-être n’yavait-il qu’un moyen de me laver de ces propos, de toutes cesmélodies, et de tant de motifs pour journaux mondains, illustréspar M. Pierre Laffite et Cie, c’était d’aller àVenise. Mais chaque fois que je suis arrivé à en prendre larésolution, j’ai eu tellement peur de ne rencontrer, sur la lagune,que des amants du répertoire de M. Donnay, ou des paysages deM. Ziem, ou des ritournelles de M. Gounod, que j’aitoujours préféré retourner, une fois de plus, sur le Dam.

*

**

Quand on ne les connaît pas bien, et si l’onn’a point le sens aigu des variétés et des différences, tous lesquais et tous les canaux d’Amsterdam se ressemblent.

– C’est effrayamment monotone… s’écrie ladame citée plus haut.

Or, je suis allé assez souvent à Amsterdam,pour comprendre, à ma très grande joie, que rien n’est plus divers,et plus bougeant qu’Amsterdam ; que, non seulement aucunreflet des maisons dans ses canaux pareils, mais qu’aucune de sesmaisons pareilles ne se ressemblent. Chaque portion de canal est unpaysage différent de murs, de pignons, de chalands, de fenêtresfleuries ; chaque maison a son visage propre, sa structureindividuelle, selon le degré d’affaissement des pilotis qui lasoutiennent… Et, surtout, c’est un autre paysage de ciel, dont ondirait que les Hollandais ont mis, chaque fois, sous verre, lapatine prodigieuse.

*

**

Au bord des canaux d’Amsterdam, et sur leursponts, depuis que je m’attarde à imaginer le tain de vase profondede ces miroirs qui meurent, je sens que monte jusqu’à moi une odeurqui devient, chaque année, plus forte et plus fétide. À mon derniervoyage, en plein été, c’était, le soir, une puanteur dont lesouvenir me poursuit.

Je sais le pouvoir de l’imagination sur lessens, sur les nerfs. C’est à ce dernier voyage que j’ai appriscette chose effrayante : on n’avait pas curé les canauxd’Amsterdam, depuis trois cents ans. Et, rien que de l’avoirappris, il me sembla, tout à coup, qu’une épouvantable odeur mefaisait tourner le cœur, et je grelottai la fièvre, durant huitjours, dans ma chambre d’hôtel d’où je voyais passer, sur le canal,les noirs chalands, flotter au-dessus des eaux, au ras des eaux ducanal, de longues images grimaçantes, de longs spectres verts.

La dame de la mer trouve l’eau lourdedans les fjords… Si elle était venue à Amsterdam, qu’eût-elle ditde l’eau des canaux ? Elle est de plomb… Une sorte de graissepurulente, une sorte de mucus qu’elle a sécrété, mousse, tournoie,ondoie à sa surface.

L’eau encore, même l’eau boueuse, on peutl’agiter ; les coques des chalands la font sans cesse mouvoir,la décapent pour un instant ; les courants de mer qu’on arriveà y précipiter la renouvellent un peu, la rafraîchissent… Mais lavase ? Mais ces vases séculaires, ces lents et continuelsdéversements d’égouts, ces dépôts de tant de millions de vieshumaines qui se stratifient au fond ?… Comment s’endébarrasser ? Déjà, les miasmes traversent les boues et l’eau,envoient crever à la surface leurs bulles d’infection. Qu’on remuece lit profond de pourritures, où le moindre caillou qui tombedélivre les fièvres captives, qu’on le drague, qu’on l’expose àl’air, et c’est la ville, c’est le pays entier, ce sont les paysvoisins, c’est toute l’Europe empoisonnée… C’est la peste, lecholéra, ce sont peut-être des fièvres inconnues, c’est la mort surle monde !

Les Hollandais ont tout prévu, sauf cela. Ilsse croient à l’abri de toutes surprises derrière leurs rempartsd’eau. Ils n’ont qu’à rompre une digue pour noyer d’un seul coupleurs envahisseurs. Mais que l’eau découvre son lit de bourbes, etc’est fini d’eux. L’eau se venge d’avoir été domptée, immobilisée,écrasée entre des murs de pierre. Elle est faite pour courir,s’épandre et chanter sur les cailloux d’or. Chaque fois qu’ellecroupit quelque part, elle devient mortelle… On a beau faire, il ya toujours un moment où la nature secoue formidablement le joug del’homme…

Habituons-nous aussi à cette idée que notresort, même le sort de l’homme de génie qui emporte la pensée audelà des horizons sensibles, veut que ses excréments, veut que sesorganes vitaux soient une infection et une honte. La légende quinous raconte que les cadavres des saints embaumaient est digne del’Immaculée-Conception. Inventions misérables ! Tous lescadavres puent ; tous les corps humains puent.

Lecteur, le divin Platon allait chaque jour àla selle, ignoblement, comme il faut qu’y aille, chaque jour, tabien-aimée. Si elle n’y va pas, le cher cœur, elle ne t’aimeraplus… Constipé, le divin Platon devient aussitôt une brutequinteuse et stupide. L’intestin commande au cerveau… Quant à cetteputréfaction que les villes font sous elles, elle menace toutes lesagglomérations, à la façon, songes-y bien, dont les orduressociales et les reliefs du plaisir des riches menacent les sociétésd’une fermentation inapaisable de la misère.

Ici, cette pourriture demeure, pullule dansles rues, sous une lame d’eau qu’elle refoule et amincit, chaquejour, chaque heure, davantage. Plus on tarde d’y remédier, plus ledanger grandit. Mais quoi faire ?… On est impuissant. Descommissions s’assemblent et travaillent, des rapports s’ajoutent àdes rapports, les projets chimériques s’empilent sur les projetsirréalisables ; les parlements légifèrent. Duquel, entre cessystèmes, de laquelle, entre ces utopies proposées, viendra donc lesalut ?… On ne sait pas… Ce qu’on sait, c’est que les ouvriersde la redoutable entreprise périront tous, comme périrent tous lessoldats qui, au début de la colonisation, remuèrent les terreshomicides de la Guyane.

En attendant, Amsterdam s’épanouit au soleildu printemps. Les tons délicats de ses rues jouent avec les eauxnoires des canaux, avec les ciels rares qui achèvent son délice.Ses habitants prospèrent ; ils donnent l’exemple de l’activitéet de l’emploi judicieux des richesses ; ils demandent à unecentaine de sectes religieuses de leur enseigner la voie quiconduit le plus sûrement à Dieu… Ils cultivent les tulipes, lesnarcisses, et les beaux lis de l’Extrême-Orient, taillent lediamant, spéculent sur les marchandises lointaines, entassent l’or,rêvent d’un plus immense polder, pour remplacer le Zuyderzéedesséché… Et, minute à minute, les vases mortelles se déposent, sesuperposent les unes aux autres, s’accumulent…

Et quand elles affleureront à lasurface ?…

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