La 628-E8

Anvers prospère.

Il a prospéré continûment, grâce à sonpuissant outillage économique, à son sens pratique du commerceservi par toutes sortes d’adjuvants, tels que les sociétés d’étudescoloniales et les banques qui pullulent et travaillent ; grâceà la pénétration chaque jour plus profonde, à l’organisation chaquejour plus méthodique, du continent africain, qui ouvre, au trafic,des marchés nouveaux, à l’aventure guerrière, un champ plus vaste,où toutes les violences individuelles, administratives, sontd’autant mieux tolérées qu’elles ont pour complices l’ignorance desuns et le silence de tout le monde… Il a prospéré aussi, grâce à sasituation avancée dans les terres, comme tous les grands ports,abrités sur les fleuves, prospèrent au détriment des rades et deshavres inutiles.

Marseille n’a pas diminué, Le Havre n’a pasété battu par Rouen pour d’autres raisons. Pour la même raison,Paris un jour battra Rouen, et Lyon sera peut-être, un jour pluslointain, le plus grand port français… J’entrevois très bien lejour merveilleux, le jour de féerie scientifique, où Bâle, qui estdéjà le plus grand marché de poisson de mer, deviendra le plusgrand port de l’Europe, quand, aidés des Allemands, les Suissesauront fait franchir, en tunnels, en ascenseurs, leurs montagnesaux fleuves et aux canaux et amené, enfin, en dépit des anciennesplaisanteries d’opérette, une colossale flotte marine dans leurRépublique.

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Là-bas, à l’embouchure de l’Escaut, c’est envain que Flessingue s’épuise à vouloir devenir, même à demeurer unport. Les Hollandais n’ont pas épargné l’argent. Les bassins ontété agrandis ; d’autres ont été creusés. Tout y est pourvu desdernières inventions de la science… Vous pressez un boutonélectrique, et, à un kilomètre de là, des écluses s’entr’ouvrentaussitôt, mais pour ne laisser passer que de l’eau et, quelquefois,que du vent… On a jeté dans la mer un môle magnifique, de hautesterrasses de granit blanc, auxquelles on accède par de splendidesescaliers de temple babylonien… On s’attend toujours à y voirapparaître, cuirassée d’or et voilée d’argent, Sémiramis. Mais unport n’est pas un décor d’opéra ; les bassins et les môles, siformidables qu’ils soient, ne suffisent pas à créer un port. Il yfaut aussi des bateaux. Et pour qu’il y ait des bateaux, il fauttout un mécanisme financier et commercial qui manquedouloureusement à Flessingue… Aussi, l’herbe pousse autour desbassins, l’herbe pousse sur le môle. Les grues, aux longs brasinemployés, se rouillent… Et les docks sont vides… En vain lesphares fouillent la mer, et les pilotes y font la chasse… En vain,sitôt que paraît au large un mât, une volute de fumée, une formegrise, on s’apprête… Et l’espoir, mille fois déçu, renaît… Toute laville accourt sur le môle… On escalade joyeusement les marches depierre… On braque des lorgnettes, on agite des mouchoirs. Oncrie :

– Cette fois, c’est pourFlessingue !

– Anvers est perdu ! C’est bien pourFlessingue…

– Vive Flessingue !

– À bas Anvers !…

Le navire approche, s’engage dans lapasse :

– Le voilà !… le voilà !

– Je vous dis que c’est pourFlessingue.

Mais non… Le navire a passé… C’est toujourspour Anvers…

Les navires ont l’air de se moquer de cesfoules entassées sur le môle de ce port maudit, où il n’entre guèreque le petit bateau de Breschens, qui amène, deux fois par semaine,les touristes étrangers qui viennent visiter la Zélande, les parcsde Goès, le marché de Middelbourg et ses belles filles rieuses, àla coiffe dorée, aux bras trop rouges…

En haut du môle, dominant la mer et gardantl’Escaut, le superbe amiral Ruyter, en bronze, ne commande plusqu’à des souvenirs… Il a l’air de se dire,mélancoliquement :

– Ah ! si j’avais encore ma flotte,qui défit si bien les Français !…

Oui… mais voilà, il n’a plus de flotte, lepauvre amiral Ruyter… Il n’a plus rien que sa gloire… et les deuxpauvres bachots de Breschens et de Terneusen… Et encore, ils sontbelges !…

Il est vrai que Flessingue est un port depêche ravissant, avec sa flottille serrée de barques aux voilesrouges et son pittoresque marché de crevettes…

Toute la richesse d’Anvers n’a pas sagrâce.

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