La 628-E8

Mon chauffeur.

Brossette – Charles-Louis-Eugène Brossette, –est né en Touraine, dans un petit village, près d’Amboise. Jusqu’àvingt ans, il a travaillé, chez son père, maréchal-ferrant, et là,il a pris, en même temps que le goût des chevaux, le goût de« la mécanique » : les deux choses qui ont fait savie. Son service militaire terminé, son père, un des plus parfaitsivrognes de la région, étant mort, le jeune Charles Brossette estentré, comme charretier, dans une grande ferme, puis, comme cocher,chez des bourgeois riches. Il aimait bien les chevaux, lesconnaissait à merveille, les menait et les soignait de même, maisil détestait la livrée. Ses divers patrons souffraient de ce qu’ilfût toujours « ficelé comme quat’sous ». Il n’a paschangé, d’ailleurs.

Lorsqu’on commence à parler de l’automobile,Brossette comprend aussitôt qu’il y a quelque chose à faire« là-dedans ». Il a des économies – car, contrairementaux lois de l’hérédité, il est sobre et même un peu avare – et ils’en vient à Paris, pour apprendre ce nouveau métier, dans ungarage. Il est intelligent, adroit ; il s’y passionne. Celourdaud de province en remontre bien vite aux lascars parisiensles plus délurés. Il va d’usine en usine, de garage en garage, sefamiliarise avec tous les types de voiture, conduit des cocottes,des boursiers, des ducs, fait des voyages, prend part à desenlèvements de jeunes filles et à des épreuves de tourisme.

Il revenait d’Amérique, un peu désillusionné,quand je le rencontrai, lui cherchant une voiture, moi, unmécanicien. Au cours de nos pourparlers, je lui demandai sonopinion sur l’Amérique.

– Rien d’épatant, monsieur, merépondit-il. L’Amérique ? Tenez… c’est Aubervilliers… engrand !

L’observation était, sans doute, un peucourte. Elle m’amusa. J’engageai Brossette.

J’eus d’abord de la peine à m’habituer à lui…Et puis, je m’y habituai, comme à un vice.

Brossette est le produit du garage.

Il ne sait pas très bien distinguer entre cequi m’appartient et lui appartient, et confond volontiers ma bourseavec la sienne. Depuis trois ans, l’extraordinaire, c’est que leréservoir d’essence de ses voitures, grâce à une fatalitédiabolique, a sans cesse des trous, des trous invisibles, par où lamotricine coule et fuit, et qu’on ne peut pas arriver à boucher…Exemple fâcheux, et contagion plus rare, le réservoir d’huile imiteson voisin à la perfection.

À chaque fin de mois, lorsque Brossettem’apporte son livre, la même conversation s’engage, chaque fois,entre nous…

– Voyons, Brossette, je n’y comprendsrien. Le mardi 17, vous me marquez cinquante-cinq litresd’essence.

– Sans doute…

– Bon. Le mercredi 18, encorecinquante-cinq litres…

– Bien sûr…

– Bon… Mais rappelez-vous ?… Lemercredi, nous ne sommes pas sortis…

– Évidemment… sans ça !…

– Et je vois que, le jeudi 19, c’estencore cinquante-cinq litres…

– Naturellement… Monsieur sait bien… Cesacré réservoir !

– Et l’huile ? Vous ne me ferezjamais croire…

– Le réservoir aussi !… C’est facileà comprendre. Ils fuient… Tout s’en va…

– Réparez-les, sapristi !

– Mais je ne fais que ça, monsieur !Je m’y tue… je m’y tue… On ne peut pas !

Il m’est pénible de prendre ce brave garçon enflagrant délit de mensonge et de vol… Et puis, quoi ?… Toutça, c’est des histoires de riches… Je me tais et je paie…

D’ailleurs, Brossette a des vertus qui fontque je lui pardonne ces pratiques professionnelles. C’est unexcellent compagnon de route, gai, débrouillard, attentif sansservilité, et, hormis ces légères fantaisies de comptabilité, trèsfidèle. Il m’amuse, et avec lui je jouis de la plus complètesécurité. Il a un sang-froid imperturbable, de la prudence, et,quand il le faut, de la hardiesse. Il ignore la fatigue, et, danstoutes les circonstances, garde sa belle humeur… Il faut le voiraux prises avec les agents cyclistes et les gendarmes, qu’ilétourdit de sa gentillesse pittoresque, ce qui fait qu’il passe,presque toujours indemne, au travers des contraventions les mieuxétablies…

Et puis, il aime sa machine ; il en estfier ; il en parle comme d’une belle femme.

Le mois dernier, nous revenions de Bordeaux,la nuit. Entre Blois et Chartres « nous avions crevé »…quatre fois… ; au delà de Versailles, tout près deVille-d’Avray, pour la cinquième fois, un pneu éclata. J’étaisénervé, pressé de rentrer. En outre, j’avais vraiment pitié de cepauvre Brossette.

– Tant pis ! lui dis-je… Marchonscomme ça !…

Il avait arrêté la voiture :

– Non, monsieur, c’est impossible…fit-il. Ça fatigue trop le différentiel…

Et il se mit à travailler, en aidant soncourage d’une chanson.

Les mécaniciens exercent sur l’imagination descuisinières et des femmes de chambre un prestige presque aussiirrésistible que les militaires. Ce prestige a une causenoble ; il vient du métier même qu’elles jugent héroïque,plein de dangers, et qu’elles comparent à celui de la guerre. Pourelles, un homme toujours lancé à travers l’espace, comme la tempêteet le cyclone, a vraiment quelque chose de surhumain. Elles serappellent avoir vu des gravures où des anges guerriers soufflaientdans les longues trompettes, pour exciter la frénésie meurtrièredes armées, ou bien des petits dieux joufflus dont l’haleinesoulevait la mer, culbutait les forêts, emportait les montagnes,comme des fétus de paille… Je pense qu’elles se font une idéesemblable du mécanicien d’automobile.

Pourtant, Brossette n’est pas beau. Son aspectn’a rien d’exaltant et qui puisse éveiller, dans l’esprit, detelles allégories, de tels prodiges. Il a le dos voûté, la poitrineplate, les jambes maigres et un peu cagneuses. On dirait que samoustache, très courte, est rongée par la pelade. N’était unsourire assez joli, qui lui donne parfois une expression de jovialemalice, un air de gaieté spirituelle et farceuse, son visagen’offrirait aucun charme spécial à l’amour. Sa tenue lâchée, sesvêtements le plus souvent sales et fripés, sa casquette enfoncée,en arrière, sur la nuque, sa démarche lourde et raide d’ouvrier,n’excitent pas aux rêves de volupté et de gloire…

Eh bien ! il n’y en a que pour lui, àl’office.

La cuisinière l’adore, et la femme de chambreen est folle. On le soigne comme un pacha ; on le dorlotecomme un enfant. L’une le gorge de petits plats amoureusementmijotés, et de friandises ; l’autre n’est occupée qu’à tenirsa garde-robe, son linge… Il est comblé de cadeaux de toute sorte,et mes boîtes de cigares y passent, l’une après l’autre. Lui, selaisse faire, gentiment, gaiement, sans trop d’empressement, enhomme blasé de toutes ces faveurs. Ménager de ses forces et de samoelle, Brossette n’a pas un tempérament d’amoureux. De l’amour, ilaime surtout les blagues un peu grasses, qui n’engagent à rien, etles petits profits. Il se passe volontiers du reste.

Tout cela ne va pas, bien entendu, sans deterribles scènes de jalousie. Souvent les deux rivales se menacent,se prennent aux cheveux. Il y a de tels fracas dans la batterie decuisine et dans la vaisselle, que, pour mettre d’accord cesenragées, souvent je suis obligé de les mettre à la porte… Et puiscela recommence avec les autres… J’ai cru qu’en éloignant Brossettede la maison, j’y ramènerais le calme… Je lui ai dit :

– Écoutez, Brossette… vous êtesassommant… Vous mettez tout sens dessus dessous, chez moi. Je n’aiplus de maison. Dorénavant, vous logerez et vous prendrez vos repasdehors.

Et lui, philosophe, m’a répondu :

– Monsieur a bien raison… Au moins, jepourrai lire L’Autoà mon aise… Mais, allez !… ça nechangera rien à rien… Elles en veulent, monsieur… Ah ! cessacrées femmes, ce qu’elles sont embêtantes !…

En voyage, il est bombardé de lettres… À peines’il les lit, en haussant les épaules… Il n’y répond jamais… Maisil écrit copieusement à des amis, à qui il raconte des aventuresémouvantes, des prouesses de plus en plus extraordinaires, et iltient pour eux un livre de « moyennes », jamaisatteintes, ai-je besoin de le dire ?

Ce que j’admire en Brossette, c’est lapuissance de sa vue, qui lui permet d’apercevoir, à des kilomètresde distance, le moindre obstacle sur la route ; ce quej’admire surtout, c’est le sens étonnant, mystérieux, qu’il a del’orientation. Cette faculté, qui semble un prodige, on peutl’expliquer, on l’explique, par des raisons physiques, trèsclaires, chez les pigeons, les canards sauvages, les hirondelles…Mais comment l’expliquer chez Brossette ? Et lui qui aime tantà se vanter de tout, il est, sur ce point, d’une modestie qui mesurprend… Il n’y pense pas… n’en parle pas… Il est comme ça… il atoujours été comme ça… voilà… Je l’observe souvent. Le dos rond, lamain touchant à peine le volant, la figure grave et plissée,surveillant tour à tour le graisseur, le voltmètre, le manomètre,la campagne… l’oreille attentive aux moindres bruits du moteur, ilva, sans s’inquiéter jamais de la borne indicatrice, du poteau,dont les flèches montrent le chemin… Aux carrefours, il dresse unpeu plus la tête… Il regarde l’horizon, flaire le vent, puis ils’engage résolument dans l’une des quatre ou six routes qui sontdevant lui… C’est toujours la bonne… Il n’arrive pour ainsi direpas qu’il se trompe…

Il y a deux ans de cela… Nous revenions deMarseille. Nous nous étions arrêtés à Lyon, un jour… Brossette semontrait particulièrement gai… jamais je ne l’avais vu si gai. Jelui en fis la remarque.

– C’est la machine, monsieur… Elle vacomme un ange… Ça me fait plaisir.

Nous quittâmes Lyon, au petit matin. Jepensais rentrer par Dijon, où j’avais l’intention de déjeuner chezun ami… Je m’aperçus bientôt que nous n’étions pas sur la route…Mais Brossette me dit avec une tranquille assurance :

– Que monsieur ne se fasse pas de mauvaissang !… Ça va bien… Ça va très bien.

Il était tellement sûr de son fait que jen’osai pas insister davantage… Pourtant, je ne cessai de me répéterà moi-même : « Nous ne sommes pas sur la route… Nous nesommes pas sur la route. »

Le temps était très frais… presque froid. Pasde soleil dans le ciel… pas de brume, non plus… une atmosphèrelimpidement grise, subtilement argentée, où toutes les chosesprenaient des colorations délicates… J’avais le cœur réjoui… Lamachine était ardente, excitée par une carburation régulière etforte… Et nous allions… nous allions… C’étaient des paysages, desvillages, des villes, des côtes que nous passions à toute vitesse,et dont j’étais bien sûr que nous ne les avions jamaisrencontrés ; du moins, jamais rencontrés entre Lyon et Dijon…Deux heures… trois heures… quatre heures. Aux formes des terrains,au type des visages, je sentais que nous nous approchions de laTouraine, que nous étions peut-être en Touraine, que peut-être,nous l’avions déjà dépassée.

Il fallut faire de l’essence, dans un bourg.Je consultai la carte… Parbleu ! qu’est-ce que jedisais ?… Triomphalement, je montrai la carte à Brossette,heureux de le prendre, une fois, en défaut.

– Encore quatre heures de ce train-là,Brossette… et nous sommes à Bordeaux. Nous courons vers l’ouest,mon ami… nous y courons, comme l’avenir…

Mais Brossette hocha la tête :

– Comme monsieur se tourmente, fit-il…Puisque je dis à monsieur !… Ces routes-là… j’irais les yeuxfermés… Monsieur me connaît…

– La carte, Brossette… voyez lacarte !

– Ah ! la carte !

Et, jetant sur le trottoir le dernier bidond’essence vidé, il haussa les épaules, dans un mouvement desouverain mépris… Puis il se toucha le front.

– La carte ! répéta-t-il… la voilàla carte… le Taride… l’État-major… c’est là !…

Nous repartîmes… J’étais résigné à tout, mêmeà franchir l’Atlantique, au besoin, si telle était la fantaisie demon ami Brossette.

Une heure après, à l’entrée d’un village, nousstoppions, le long d’un grand mur, au milieu duquel s’ouvrait uneporte, peinte en gris et armée de lourdes traverses de fer…Au-dessus de la porte, était écrit, en lettres noires presqueeffacées, et surmonté d’une croix de pierre, ce mot :Asile. Brossette était vivement descendu de la voiture, etsonnait à la porte…

– Que monsieur ne s’inquiète pas !…Je reviens tout de suite…

J’étais tellement stupéfait que je ne pensaipas à lui demander d’explications… D’ailleurs, la porte aussitôtouverte, Brossette avait disparu…

Quel asile ?… Pourquoi cet asile ?…qu’allait-il faire en cet asile ?… Est-ce que mon mécanicienétait devenu subitement fou ?

Par l’entrebâillement de la porte, j’aperçusdes jardins et, au fond, une grande maison toute blanche… Desvieilles gens formaient des groupes devant la maison. Des vieillesgens se promenaient, à petits pas, dans les allées du jardin…

Brossette reparut bientôt, le visage toutépanoui. Il soutenait une très vieille femme, grosse, courte, touteridée, toute courbée, qui marchait péniblement, en s’aidant d’unbâton. Il la conduisit près de moi, et me dit, en me regardant d’unregard qui demandait pardon, en même temps qu’il s’illuminait debonheur :

– Fallait pourtant bien, monsieur, que jevous fasse connaître maman… C’est maman, monsieur !

Et s’adressant à la vieille :

– Tiens, maman… C’est monsieur… Disbonjour à monsieur !

La vieille sembla d’abord consternée de nospeaux de loup, de nos lunettes relevées sur la visière de noscasquettes… Tout rond, hagard, son œil allait de moi à son fils,qu’en vérité elle ne reconnaissait pas, sous cette vêture oùs’ébouriffaient des poils blancs et noirs… Enfin, elle chevrota,indignée :

– Si c’est Dieu possible !…Ah ! ah !… Des masques !… Des masques !…

Brossette éclata d’un bon rire, d’un rireplein de tendresse.

– Maman ! Oh ! maman !… Çat’épate, hein ?… Et tiens…, ça…, c’est une automobile… C’estmoi, ton fils… qui la conduis… Regarde un peu… T’en as peut-êtrejamais vu, ma pauvre maman, des automobiles ?… Attention…

Il mit le moteur en marche, le fit ronflerépouvantablement. La vieille, effrayée, voulut rentrer. Ellecriait :

– Si c’est Dieu possible !… Si c’estDieu possible !

Brossette l’apaisa, en l’embrassant et en luiglissant deux louis dans la main.

– Allons, dis adieu à monsieur… Faut quenous partions… Mais nous reviendrons dans quelque temps… Nousreviendrons te voir, encore une fois…

Il confia sa mère à une surveillante quiattendait, près de la porte, l’embrassa de nouveau, tendrement…

– Porte-toi bien, maman…

Et il sauta dans la voiture :

– Soixante-dix-sept ans, monsieur !…Et maligne… maligne !… Vous comprenez ?… toute seule àson âge… Alors, je l’ai mise là… on la soigne bien… elle estheureuse…

Puis :

– Monsieur a été bon pour moi… Jeremercie bien monsieur… Vrai !… monsieur est un bongarçon…

Il ajouta, après avoir vérifié songraisseur :

– Si monsieur a faim, nous pouvons allerdéjeuner à Amboise… C’est à dix minutes d’ici…

En traversant le village, lentement, ilreconnaissait les maisons… appelait les gens.

– Tiens !… C’est Prosper… Bonjour,Prosper !… Voilà la forge du père… Maintenant, c’est un café…Tenez, monsieur. À Tivoli… oui, c’est là qu’elle était… Ehbien, mon vieux Vazeilles… tu en as un fameux coup de soleil… Ça,c’est mon oncle… ce petit gros, devant l’épicier… Bonjour, mononcle !…

Ému et glorieux, il se dressait, se carraitdans l’automobile.

Lorsque nous eûmes dépassé la dernière maison,il se retourna vers moi, et me dit « en donnant sesgaz » :

– Joli patelin, n’est-ce pas ?… Iln’a pas changé…

Ce mois-là, en examinant son livre, jeconstatai, sans trop de surprise et sans la moindre irritation, quele bon Brossette avait largement rattrapé les quarante francsdonnés à sa mère. Je dois dire, à son honneur, qu’il y avait eulutte. Des surcharges toutes fraîches indiquaient visiblement qu’ilne s’était décidé que tard, à cette restitution… Je lui en sus gré.Mais l’habitude avait été plus forte que la reconnaissance… Unefois de plus, son intérêt triomphait de son émotion. Après tout,n’avait-il pas raison ?… Tout ça, n’est-ce pas ? c’estdes histoires de riches…

Brave Brossette !…

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