La 628-E8

Constantin Meunier.

Revu toute la journée – une journée triste etpluvieuse – des œuvres de Constantin Meunier.

Constantin Meunier est un artiste intéressantet méritoire. Par son talent, par sa belle vie sans défaillance, ila droit au respect de tous. De son œuvre, se dégage une fortesignification humaine.

Comme tant d’autres, qui y trouvèrent fortuneet profit, il eût pu faire des Dianes cireuses, d’onduleuses Vénuset de voluptueuses faunesses. Il eût pu élever, aussi bien qued’autres, des monuments en sucre ou en saindoux, à la mémoire desgrands hommes de Bruxelles, et peupler le bois de la Cambre detoute une foule de peintres, de poètes, d’orateurs et demilitaires… Mais il avait un idéal plus fier.

Né au milieu d’un pays de travail et desouffrance, vivant dans une atmosphère homicide, ayant toujourssous les yeux, le lugubre spectacle de l’enfer des mines, le dramerouge de l’usine, il fit des ouvriers.

Il les peignit d’abord ; ensuite, il lesmodela.

Ardemment, il se passionna à leurs labeurs, àleurs misères, à leurs révoltes. Il comprit la rude beauté tragiquede leurs torses, la musculature contractée, violente de leursgestes, la tristesse haletante, farouche, durcie de leurs facessouterraines. Il tenta de styliser, de ramener vers la simplicitélinéaire du drapement antique, leurs tabliers de cuir, leursbourgerons collants, leurs pauvres hardes de travail. Et surtout,il s’émut, – car il était infiniment bon, et il rêvait toujours dejustice, – de ce que contient d’injustice sociale, d’âpreexploitation capitaliste et politique, la destinée de ces parias, àqui il est dévolu de ne trouver leur maigre existence quotidienne,que dans l’effroi, ou dans l’usure lente d’un métier, auprès dequoi le bagne semble presque une douceur.

De tout cela il sut tirer des accents asseznobles, des apparences sculpturales assez fortes, de la pitié. Onlui doit trois œuvres presque entièrement belles : UneFigure de paysanne, au visage usé, aux yeux morts, auxseins taris ; le Cheval de mine, la Femme augrisou, cette dernière, surtout, d’une composition ample etsimple, d’un métier plus serré. C’est déjà beaucoup.

Malheureusement, venu trop tard à lasculpture, qui est un art très difficile, ennemi du truquage et dutrompe-l’œil, Constantin Meunier, en dépit de ses dons réels, de sapassion, de sa forte compréhension de la vie ouvrière, ne connutpas très bien son métier. Son modelé est pauvre, parfois désuni, saforme souvent lourde, ses plans pas assez nombreux, pas assezcolorés, ses contours secs… Il ne sait pas toujours combiner avecharmonie un monument, architecturer un ensemble, grouper desfigures… On sent trop l’effort en tout ce qu’il fait. La souplessequi donne la vie, le mouvement à la matière, est peut-être ce quilui manque le plus. Seul, le morceau vaut ce qu’il vaut, et, leplus souvent il n’a qu’une valeur, – par conséquent, une illusion –de littérature.

*

**

On m’a raconté le drame suivant.

La Ligue des Droits de l’homme que préside,avec tant de fermeté et un si beau dévouement, M. Francis dePressensé, institua une commission chargée d’élever, à la grandemémoire d’Émile Zola, un monument. Cette commission choisit, pourl’exécuter, Constantin Meunier. Mais celui-ci hésita longtemps,émit des scrupules. Il était souffrant, se trouvait bien vieux,avait encore une œuvre importante à terminer, cette œuvre dont nousavons admiré, à nos expositions, de nombreux fragments, et qu’ileût bien voulu voir se dresser sur une des places publiques deBruxelles, avant de mourir. Sur des instances réitérées, flatteusespour lui, à coup sûr, mais maladroites, car lui seul était enmesure de savoir ce qu’il pouvait ou ne pouvait pas entreprendre, –il finit par accepter cette lourde mission, mollement, à lacondition qu’on lui adjoignît un collaborateur français, qui futaussitôt désigné, ou plutôt qui se désigna lui-même :M. Alexandre Charpentier.

Au bout d’une très longue année, ConstantinMeunier et M. Alexandre Charpentier présentèrent à lacommission une maquette, pas très heureuse, dit-on. Elle fut jugéeinsuffisante. Les deux artistes avouaient d’ailleurs qu’ils n’enétaient pas contents. Ils comprirent qu’ils devaient chercher ettrouver autre chose…

Le monument était tel. Un Émile Zola, debout,oratoire, dramatique, étriqué, en veston d’ouvrier, en pantalontirebouchonné, un Zola sans noblesse et sans vie propre, où rien nes’évoquait de cette physionomie mobile, ardente, volontaire,timide, si conquérante et si fine, rusée et tendre, joviale ettriste, enthousiaste et déçue, et qui semblait respirer la vie,toute la vie, avec une si forte passion. Derrière ce Zola, banal etpauvre, une Vérité nue étendait les mains. À droite, unmineur ; à gauche, une glèbe. L’invention était quelconque. Onvoit qu’elle ne dépassait pas la mentalité des artistes officiels.Et tout cela se groupait assez mal.

– Sapristi ! dit M. AlexandreCharpentier, devant cette découverte un peu tardive… Voilà qui estennuyeux… Car ils ont raison… Ça ne vaut rien du tout… J’ai idéeque c’est la Vérité qui nous gêne… Elle est très jolie… mais pas àsa place, derrière Zola… Il faut absolument la mettre devant… Qu’endites-vous ?

– Essayons de la mettre devant… consentitConstantin Meunier.

– Essayons.

Placée devant, la Vérité produisit un effetplus déplorable encore. Et puis elle annulait la glèbe, lemineur.

– Diable ! s’écrièrent, avec unensemble plus parfait que leur œuvre, les deux artistesterrifiés…

Et ils réfléchirent longuement.

– Si on l’habillait ?… proposaConstantin Meunier.

– La Vérité ?

– Oui… Eh bien, quoi ?

– Une Vérité habillée ?… Ce neserait plus la Vérité… Non… Essayons à droite.

– Essayons… acquiesça ConstantinMeunier.

On transporta la Vérité à droite… Mais…

– Non, non… quelle horreur !…Enlevez…

Constantin Meunier se cache la face… Tout sedéséquilibre du monument… Tout s’effondre… tout fiche le camp,comme on dit dans les ateliers.

Le problème devenait de plus en plus ardu.

– Alors, à gauche, invita, pour ladeuxième fois, M. Alexandre Charpentier.

Le pauvre Constantin Meunier n’avait plus lafoi. Il répondit, mollement :

– Essayons à gauche.

On transporta la Vérité à gauche.

– Impossible !

Tel fut le cri que poussèrent simultanémentConstantin Meunier et M. Alexandre Charpentier.

Hélas ! ni devant, ni derrière, ni àdroite, ni à gauche… Situation douloureuse et sans issue. Cequ’elle dut en entendre, la Vérité, comme toujours !

Au cours de leurs travaux, les deux sculpteursavaient eu des mésententes assez pénibles. Cette dernière aventuren’était point pour les dissiper. Ceux qui connaissent le cœur deshommes, surtout le cœur des artistes, qui sont deux fois deshommes, peuvent se faire une idée de ce qui se passa entreConstantin Meunier et M. Alexandre Charpentier. Ils enarrivèrent, dans leurs rapports, à une tension telle, que l’artistebelge, irrité de l’ingérence dominatrice de son collaborateur, etpensant que son influence avait pu être déprimante, finit par sepriver de ses services. Peut-être eût-il dû commencer par là.

Resté seul, le pauvre grand sculpteur fut bienembarrassé. Faut-il croire, comme d’aucuns l’affirment, quel’atmosphère de Bruxelles, aujourd’hui, est funeste à toutecréation artistique ? Ou bien, Constantin Meunier était-iltrop vieux ? Manquait-il de cette ardeur d’imagination quitant de fois corrigea ce que son métier avait d’insuffisant ?Il essaya quantité de combinaisons qui ne réussirent point.Finalement, après des jours d’efforts, après des luttesdouloureuses avec son œuvre et avec lui-même, il en vint à cetteconclusion stupéfiante : que, esthétiquement, du moins, lesdeux figures de la Vérité et de Zola s’excluaient, qu’il fallaitchoisir entre la Vérité et Zola et ne plus tenter de les associerl’une à l’autre, en bronze. Et il choisit Zola, réservant la Véritépour une destination inconnue.

On prétend que l’irritation, le chagrin,l’état de lutte constante où il avait dû se mettre vis-à-vis deM. Alexandre Charpentier, la déception, tout cela ne fut pasétranger à sa mort, qui arriva peu après. Et le monument d’ÉmileZola, en dépit des oppositions de la famille de Constantin Meunier,revint à M. Alexandre Charpentier, qui y travaille, seul,désormais. Où en est-il ? Comment est-il ? Je n’en saisrien, n’étant pas dans le secret des dieux.

Cette histoire est triste, et, comme toutesles histoires tristes, elle a sa part de comique, un comique ameret grinçant, qui est bien ce qu’il y a de plus tragique dans lemonde. Mais, quand on y regarde de près, elle est trèscaractéristique, et aussi, très harmonieuse avec la vie.

Avant de se pacifier dans l’immortalité, ladestinée d’Émile Zola aura été étrangement tourmentée. Comme tousles hommes de génie, – surtout les hommes d’un génie rude, tenaceet humain, – Zola a créé, toujours, autour de lui, de la tempête.Il n’est pas étonnant que la bourrasque souffle encore.

Son œuvre fut décriée, injuriée, maudite,parce qu’elle était belle et nue, parce qu’au mensonge poétique etreligieux elle opposait l’éclatante, saine, forte vérité de la vie,et les réalités fécondes, constructrices, de la science et de laraison.

On le traqua, comme une bête fauve, jusquedans les temples de justice. On le hua, on le frappa dans la rue,on l’exila : tout cela parce qu’au crime social triomphant, àla férocité catholique, à la barbarie nationaliste, il avait voulu,un jour de grand devoir, substituer la justice et l’amour.

Sa mort fut un drame épouvantable et stupide.Lui qui, devant les rugissements des hommes, devant leurs foulesivres de meurtre, avait montré un cœur si intrépide, un simagnifique et tranquille courage, il n’a rien pu contrel’imbécillité lâche et sournoise des choses, car l’on dirait queles choses elles-mêmes ont de la haine, une haine atroce, une hainehumaine, contre ce qui est juste et beau.

Et voilà un sculpteur, deux sculpteurs, dontles intentions ne peuvent être, une minute, suspectées, quiaimèrent Zola, qui l’admirèrent, et qui, parce qu’ils furentimpuissants à interpréter le génie d’une œuvre et l’héroïque beautéd’un acte, s’écrient, dans leur langage d’artistesfourvoyés :

– Décidément, la Vérité et Zola ne sontpas d’ensemble.

Je sais bien que le fait, en lui-même, estassez mince, et qu’il ne faut voir dans ces paroles qu’un mauvaiscalembour, en argot de métier…

Pourtant, ce soir-là, à la suite de ce récit,je rentrai à l’hôtel affreusement triste et découragé. Je passaiune nuit fort agitée et fiévreuse. Dans mes cauchemars, je nevoyais partout que des places publiques, des squares, des jardins,où des foules forcenées érigeaient au Mensonge, à la Haine, auCrime, à la Stupidité, des monuments formidables et dérisoires.

Heureusement, le lendemain, Bruxelles mereprenait. Je revis, en sortant, la jolie femme au laurier-rose,plus candide, plus enfant que jamais… Elle ne jouait plus au groslion avec ses petites filles ; elle jouait au méchant tigre.Et les Bruxellois eurent vite fait de chasser les fantasmes de lanuit, et de m’entraîner, à nouveau, dans la ronde de leurcomique.

Sur les ponts

De Bruxelles…

Qu’est-ce que je chantais là, mon Dieu ?…À Bruxelles, il n’y a pas de ponts… Ils avaient bien, autrefois,une rivière, une rivière que, par esprit d’imitation et pourjustifier leur parisianisme, ils avaient appelée, en en réformantl’orthographe : la Senne. Mais, depuis longtemps, ils l’ontenfouie sous terre et recouverte d’une voûte… Peut-être aussi,est-ce pour ne pas faire concurrence au Manneken-Piss, dont le pipipuéril leur suffit, suffit à leur amour de l’eau, à leur amour desreflets dans l’eau…

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