La 628-E8

Il fait de la race.

Les Belges sont grands éleveurs de poules etaussi de lapins. Ils ont fabriqué une espèce de lapin qui se nommed’un nom grandiose : le géant des Flandres, et qui, pour unlapin, animal généralement peu lyrique, est bien un géant, plusqu’un géant, un véritable monstre. Le géant des Flandres arrive àpeser jusqu’à vingt-deux livres de viande.

Mais c’est surtout la poule qui constitue,pour la Belgique, un commerce intéressant et très prospère. Il fautle reconnaître, les Belges sont des maîtres incomparables, enaviculture.

Parmi les élevages, très nombreux autour deBruxelles, j’en ai visité un qu’on m’avait spécialement recommandé.Il appartient à M. de S… Mi-paysan, mi-hobereau,d’accueil un peu rude, mais bon homme au fond, M. de S…,après quelques minutes, finit par se familiariser jusqu’àl’indiscrétion, jusqu’aux bourrades joyeuses, aux tapes sur leventre. Et son rire est quelque chose de si assourdissant que,chaque fois qu’il rit, on est instinctivement porté à se boucherles oreilles, comme au passage d’une locomotive qui siffle.

Son installation est merveilleuse. Rien n’yest laissé au hasard… Tout y est combiné, prévu, réglementé,discipliné : nourriture, soins, hygiène, exercice physique,sélection, en vue de l’amélioration constante et du plus parfaitbonheur de la race… Je n’ai jamais vu que, nulle part, on en aitfait autant pour les hommes.

– Je suis sévère…, confesseM. de S…, ça oui… mais je ne les embête pas… Il ne fautjamais embêter les bêtes… Il faut qu’elles s’amusent, au contraire…Quand elles ne s’amusent pas, elles dépérissent… Et alors, bonsoirles œufs !…

Ils ont deux espèces de poules, enBelgique ; la Coucou de Malines, et la Campine. Produit trèsbien fixé d’un croisement de la Brahma herminée avec la Campine, laCoucou de Malines est résistante, grosse, un peu lourde de formes,d’un joli gris caillouté, d’une chair abondante et délicate. Elleest essentiellement commerciale. On en expédie dans le mondeentier. La Campine est la poule nationale. On raconte qu’il y aplus d’un siècle, la race en était à peu près perdue ; dumoins elle s’était astucieusement dispersée parmi d’autres races.Peu à peu, on l’a reconstituée dans toute sa pureté originelle.Elle est petite, mais extrêmement élégante, vive et jolie.M. Paul Bourget dirait qu’elle a des allures aristocratiques.Svelte et un peu piaffeuse, telle du moins que je la connais, jecrois qu’il serait plus juste de lui attribuer des airs de petitecocotte, de cocodette. Un mantelet blanc, délicieusement blanc,accompagne sa robe blanche et noire, très collante au corps, et quidessine les formes avec une grâce un peu hardie… Une crête effilée,d’un rouge vif, la coiffe d’une façon exquisement insolente. Commenotre Bresse, elle a des pattes bleues, ce qui est un signe debonne naissance. Le sang bleu, toujours.

– Une pondeuse admirable, s’extasiaitnotre hobereau… la meilleure, la plus régulière de toutes lespondeuses… avec ses petites mines évaporées…

Et, tout en me promenant à travers sesparquets, propres, luisants, luxueux, pareils aux villas deSaint-Germain et de l’Isle-Adam, il me confiait, en termesprolixes, ses idées sur l’élevage…

Comme j’admirais la vitalité, la robustesse,la belle humeur de ses bêtes :

– Ah ! voilà !… professait-il.Il faut être impitoyable et scientifique… Je suis impitoyable etscientifique… J’élimine les coqs qui ne chantent pas bien… dont lavoix n’est pas assez sonore et retentissante… Tout est là, mon chermonsieur… J’ai observé que, plus un coq chante fort, plus il estardent et, par conséquent, apte à la reproduction. Une belle voix,chez les coqs, de même que chez les hommes, annonce toujours…enfin, vous savez ce que je veux dire…

– Alors, les ténors ?… ne pus-jem’empêcher de remarquer… Dites donc, voilà un point de vuenouveau.

– Non, pas les ténors, naturellement. Lesténors sont des lavettes… Ah ! ah ! ah !… Lesténors, à la broche !… Dans la marmite, les ténors !…Bien entendu, je ne conserve que les barytons… les barytonssérieux, bien gorgés… Allez ! les poules ne s’y trompent pas…Elles savent parfaitement que plus un coq barytonne, mieux ellesseront servies, plus leurs œufs seront gros, abondants… et plusvigoureux leurs petits… car tout s’enchaîne, dans la nature… Tenez,j’ai fondé à Bruxelles un Club, chargé de propager, à travers lemonde, ces vérités biologiques… Un succès fou, mon cher monsieur…Nous avons maintenant des journaux, des conférences, deslaboratoires… beaucoup d’argent… Nous organisons des expositionsépatantes… avec des concours de chant… Un vrai conservatoire… maispas de musique… ah ! ah !… non, sacré mâtin !… unconservatoire de… enfin vous savez ce que je veux dire… C’estpassionnant.

Il m’apprit qu’il n’y avait qu’un seul moyende reconstituer une race dégénérée : l’inceste.

– Ainsi vous prenez, je suppose, deuxcochins fauves… Ils ont des tares inadmissibles, ignobles,dégoûtantes, criminelles, telles, par exemple, que des plumesgrises, noires ou blanches… des culottes étriquées, pas assezbouffantes… des queues trop longues… Enfin, il reste en eux desmélanges anciens, des influences disparates… Eh bien, vous lesisolez dans un parquet… Bon… Ils ont des couvées… Bon !… Voussélectionnez, sans faiblesse, la poule et le coq, c’est-à-dire lefrère et la sœur que vous mettez carrément à la reproduction… Etainsi de suite, de couvées en couvées… Peu à peu, les influencesétrangères s’atténuent, les mélanges disparaissent… Après cinq, sixgénérations, vous avez retrouvé tous les caractères bien définis,toutes les vertus ataviques, toute la pureté première de la race.Ah ! c’est passionnant.

Il ajouta :

– Pour les hommes, ma foi !… je n’aipoint essayé…

Et il me poussa du coude légèrement :

– Hé ! hé ! Dites donc ?Faudrait peut-être essayer ça… en France, où la race s’en va… s’enva…

Je vis, dans un parquet, des oiseauxextraordinaires que, tout d’abord, je pris pour des rapaces. Droitscomme des hommes et juchés sur de hautes pattes sèches, nerveuses,armées de terribles éperons, le poitrail bombant, serré dans unjustaucorps de plumes bleuâtres, la queue courte, pointue, relevéeà la manière d’un sabre, l’œil féroce, le bec recourbé, coupant,comme celui des vautours, ils me firent l’effet de ces reîtresquerelleurs, qui, pour un rien, tiraient l’épée, et vousétendaient, d’un coup d’estoc, sur la berge des routes.

– Des Combattants de Bruges… expliqua enhaussant les épaules, le hobereau… Rien du tout… rien du tout… Oui,ils font les fendants… ça a l’air de quelque chose… et, au fond,des couillons, mon cher monsieur, les pires couillons du monde. Neme parlez pas de ces épateurs, qu’un rouge-gorge mettrait endéroute… et qu’il faut élever dans du coton…

Nous marchions toujours de parquets enparquets, et, toujours, le grand aviculteur parlait, parlait,expliquait, commentait :

– L’hôpital ! me dit-il, tout àcoup.

Il s’arrêta, me montra un grand espace, diviséen cinq ou six compartiments, enclos de grillages, où s’élevaient,bien exposées au soleil, de vraies maisonnettes. Une forte odeurd’acide phénique montait du sol soigneusement ratissé… Quelquespoules se promenaient, l’aile basse, de l’allure triste, lente etcassée qu’ont les vieilles bonnes femmes, dans la campagne. J’envis qui boitillaient, qui sautillaient sur leurs pattes, entouréesde linges de pansement. D’autres, hottues, les plumes ternes etbouffantes, la crête décolorée, restaient immobiles, sans rien voirde ce qui se passait autour d’elles. D’autres encore, accroupies enrang, sur l’herbe sulfatée, dodelinaient de la tête et seracontaient de petites histoires, parlaient, sans doute, de leursmaladies, comme font les convalescents, assis, dans le jardin del’hospice, sur des bancs, un jour de soleil.

Et M. de S… me conta ceci :

– Un matin, j’apprends par mon chefbasse-courrier, que j’ai deux poules diphtériques… Commentavaient-elles pu attraper cette contagion, ici, où, chaque jour,les parquets, le sol, les mangeoires, l’eau, la nourriture même,tout enfin est désinfecté ?… Je me le demande encore… Mais iln’y avait pas à s’y tromper ; elles étaient diphtériques…Ah ! sacristi !… Immédiatement, j’ordonne de les isolerdans une de ces maisonnettes que vous voyez… Et on les soigne…Trois fois par jour, un employé venait avec un petit attiraild’infirmier… Il commençait par racler, avec un grattoir, le gosierdes poules, enduisait, ensuite, à l’aide d’un pinceau, les plaies àvif, d’une bonne couche de pétrole, et comme il faut soutenir lesmalades, durant l’évolution de cette maladie, qui est trèsdéprimante, il leur entonnait deux ou trois boulettes, d’unecomposition spéciale et tonique… Ce régime leur était extrêmementpénible et douloureux. Mais quoi ? Elles avaient beauprotester, il fallait bien en passer par là… Or, voici ce qu’ellesimaginèrent… C’est à ne pas croire ! Moi-même, j’eusse traitéde blagueur celui qui m’eût rapporté la chose, si je n’en avais pasété, une dizaine de fois, le témoin stupéfait… Du plus loinqu’elles voyaient venir leur bourreau, avec sa trousse, ellesessayaient aussitôt de se mettre sur leurs pattes, battaient del’aile, affectaient la plus folle gaieté, puis, se précipitant auxmangeoires garnies d’un peu de millet, elles faisaient semblant demanger… Oui, mon cher monsieur, avec une ostentation comique, ellesfaisaient semblant de manger, goulûment. Et, regardant l’employé,en dessous, d’un air malin, elles semblaient lui dire :« Tu vois, nous avons grand appétit… nous sommes tout à faitguéries… Remporte donc ton grattoir, ton pinceau au pétrole, et tesboulettes »… Ah ! les roublardes !… C’estpassionnant…

– Dire, m’écriai-je, que j’ai été puni,au collège, de huit jours de cachot pour avoir écrit, dans undiscours français, ces mots sacrilèges : « l’intelligencedes bêtes » !

– Tiens ! moi aussi, dans un thèmelatin, s’exclama l’aviculteur… chez les Jésuites…

Et son gros rire fit s’agiter toute labasse-cour…

Je n’étais pas au bout de mes surprises…

Au centre d’un parquet, un petit homme,enveloppé d’une longue blouse de toile écrue, un tablier blanc nouéautour des reins, la tête coiffée d’une calotte ronde – tout à faitl’air classique d’un interne – disposait sur une table,méthodiquement, des pots, des fioles, des bandes, des rouleaux deouate hydrophile, et faisait flamber de fins instruments d’acier,dans un récipient de métal.

– Pour quoi est-ce ?…demandai-je.

L’aviculteur parut un moment gêné :

– Pour rien… pour rien… répondit-il.

Puis, tout à coup :

– Bah !… vous avez l’air d’un bravehomme… Seulement, pas un mot à personne, hein ?… Eh bien,voilà… Il arrange les poules pour une prochaine exposition… Il lesmet au point réglementaire…

Et, son caractère joyeux reprenant ledessus :

– Il fait de la race… ajouta-t-il, dansun rire sonore. Vous comprenez ?… J’ai des sujets qui ont desqualités… mais qui ont aussi des tares… On n’est pas parfait, quediable !… Alors, j’augmente les qualités, et je détruis lestares… Je rajeunis les éperons trop vieux… Je peins en rose ou enbleu, selon l’espèce, les pattes jaunes… Je teins les plumesdéfectueuses… Je supprime des doigts, ou j’en rajoute, suivant lecas… Je retaille les crêtes mal faites et les mets à l’ordonnance…Très délicat, très compliqué, vous savez ?… Enfin,voilà !… Que voulez-vous ?… Il faut bien faire comme toutle monde… Si je vous disais qu’il y a deux ans, à Liège, j’aienlevé le Grand Prix d’honneur, avec un mauvais lot de cochinsfauves, entièrement passés au carbonyle ?… Le diablem’emporte !… Ah ! c’est passionnant.

Sur cette étrange confidence, nous terminâmesnotre visite.

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