La 628-E8

Remords.

Je m’aperçois que moi, qui reproche siamèrement aux Français leur ironie agressive et leur injusticeenvers les autres peuples, je viens de me montrer bien françaisenvers les Belges.

Parce qu’ils ont Bruxelles ?

N’avons-nous pas Toulouse ? N’avons-nouspas l’esprit de Toulouse qui caricature l’esprit de la France, aumoins autant que l’esprit de Bruxelles, celui de laBelgique ?

Les Belges, sans doute, ont des ridicules,comme nous en avons, comme en ont tous les peuples. Ils ont aussides qualités, des vertus, que beaucoup n’ont pas, et que jesouhaiterais aux Français, si orgueilleux de leurs frivolités et deleurs vaines richesses. Ils travaillent. Ils savent réveiller lesvieilles cités de leur torpeur ancienne. Même Bruges sort, enfin,de son long silence mystique. Le bruit des marteaux, le sifflementdes usines dominent aujourd’hui le chant de ses carillons et lechuchotement mortuaire de ses béguinages. En dépit de toutes sestares religieuses, un frémissement de vie nouvelle secoue et animece petit pays. Enfin M. Edmond Picard et M. CamilleLemonnier ne sont pas plus la Belgique, que M. Drumont etM. Bourget ne sont la France.

Et puis, je n’oublie pas que j’aime MauriceMæterlinck, que j’aime Émile Verhaeren, que j’ai aimé FranzServais, le doux et tendre Rodenbach. Et de ce dernier voyage dansBruxelles, et de tout ce que j’y ai rencontré, de tout ce que j’yai coudoyé, je les aime plus encore et les admire avec une foi plushaute. Ils ne doivent rien à la France, qui, au contraire, futheureuse de les accueillir, de les honorer et de s’en honorer. EtBruxelles, dont ils ne sont pas, dont ils ne pouvaient pas être,qu’ils ont traversé en passant, ne leur a rien enlevé, non plus, deleur génie. Ils sont de chez eux, car ils ont su incarner dansleurs œuvres si différentes, avec une force et une grâce trèsrares, l’âme même des pays où ils sont nés.

Mæterlinck, je l’ai retrouvé à Gand, au borddu canal, et j’ai retrouvé aussi, dans les eaux mortes du canal,tous les mirages, tous les reflets, toutes les féeriquesmélancolies de sa jeunesse. Et, dans le jardin de la maisonfamiliale, j’ai revu la ruche, d’où partirent les divines abeilles,qui allèrent butiner les belles fleurs de sagesse et de vie.

Verhaeren, j’ai entendu sa voix éloquente, sonverbe emporté, dans le vent qui souffle sur les dures plaines del’Escaut… et j’ai cueilli, aux vieilles portes des demeuresflamandes, aux vieux bahuts flamands de ses villages, ses beauxvers sculptés d’une gouge si sûre, d’un ciseau si puissant et sipassionné.

J’ai cherché, comme s’il était encore vivant,Franz Servais, dans la campagne abondante des environs de Hall etles tristes rues d’Ixelles. Je l’ai entendu rire joyeusement, ets’attarder à parler de la musique de Liszt, et de la partd’inspiration flamande qu’il y a dans celle de Beethoven, et, unefois encore, de cet admirable poème de Jeanne d’Arc, qu’ilallait noter et qu’il a remporté.

Et j’ai surpris Rodenbach dans une vieillemaison dentelée de Bruges, aux intimités silencieuses, assis,derrière ce transparent qui vaporise les figures, écoutant chanterles carillons, et pleurer l’âme des hommes, regardant glisser lescygnes sur les eaux bronzées du Lac d’Amour…

Ils sont de chez eux, parce qu’il fauttoujours à la pensée un point d’appui, un tremplin sûr, pour, delà, s’élancer et se disperser à travers l’humanité. Ils sont dechez eux, et ils sont de chez nous, et ils sont de partout, commeces êtres privilégiés qui ont su donner une vérité, une émotion,une forme éternelle de beauté, au monde qui s’en réjouit…

*

**

Et peut-être que ma mauvaise humeur – qu’ilsme pardonneront pour l’amour de Mæterlinck, de Verhaeren, de FranzServais et de Rodenbach – tient uniquement à ce fait puéril, quenous avons été forcés de gravir et dégringoler trop souvent, malgrénous, la rue Montagne-de-la-Cour, et de tourner, beaucoup pluslongtemps que nous n’aurions voulu, dans les bois de la Cambre… Iln’en faut pas plus…

À peine, en effet, au bout de huit jours,avions-nous achevé de circuler dans Bruxelles, qu’au moment departir, en plein boulevard Anspach, nos quatre pneus éclatèrent àla fois.

J’ai tout de même pensé, en dépit de mesremords, que ça avait dû être de rire.

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