La 628-E8

L’Évangéliste.

On m’a montré, assis sur une pile de bagages,devant un steamer en partance, un compatriote. C’est unmissionnaire. Barbu, botté, sanglé de cuir, coiffé d’un trop hâtifcasque colonial, la soutane graisseuse et retroussée comme unecapote de soldat, il s’initie au mécanisme d’un revolver Browning,dont l’étui est fixé à sa ceinture, près d’un chapelet à grosgrains. Sa figure bronzée est énergique, ses yeux rieurs sont trèsdoux. Quand il rit, il ouvre une bouche de scorbutique, toute noireet sans dents. Un brave homme, sûrement, et qui a plutôt l’air d’unbandit que d’un apôtre… Cela me rassure. Je l’aborde. Nous causons…Il part pour les îles Fidji… il emporte avec lui toute unecargaison de gramophones.

– Vous n’imaginez pas, me dit-il, commeces bougres de nègres-là sont bornés, têtus !… C’est curieux…,je ne peux pas arriver à les évangéliser… J’ai essayé de tout…Rien… rien n’y fait… Des murs… Le bon Dieu, la Vierge, saintJoseph, les joies du Paradis ?… Ah ! bien oui… Ce qu’ilss’en foutent…, vous n’avez pas idée… J’en ai vu des nègres, dans mavie… j’en ai vu, mais de ce numéro-là… jamais… Croiriez-vous quel’alcool, ou rien… c’est kif-kif ?… Et pourtant, Dieu sait sic’est une excellente méthode de conversion !… Ah !parbleu, ils se saoûlent comme des cochons… Et puis, un point,c’est tout… Mécréants après comme avant… Ça, vous savez, c’estinouï… c’est même unique… Alors, ce coup-ci… je vais essayer legramophone… Ma foi, oui !… Qu’est-ce que je risque ? Ilparaît, du reste, que le gramophone opère de vrais miracles… J’ai,en Afrique, un ami, à qui ça réussit merveilleusement… Et pasd’ennuis, pas de fatigues… pas de catéchisation… Il rassemble sesnègres autour de l’instrument, et au bout de la troisième plaque…pan… ils sont chrétiens… La grâce, ça leur vient en écoutantchanter le gramophone… Ah ! ah ! ah !… Ça nem’étonne qu’à moitié… J’ai toujours remarqué que les nègresraffolent de musique et de chansons. Enfin, je vais bien voir si,avec les marches militaires de la garde républicaine, les valses deStrauss, les chansonnettes d’Yvette Guilbert, et le belcanto de M. Caruso, je serai plus heureux qu’avec le bonDieu, la promesse du Paradis, et les petits verres de rhum. En toutcas…

Il se met à rire d’un rire franc,sonore :

– En tout cas, reprend-il, je ne seraipas reparti là-bas, pour rien… Et je vous donne ma parole d’honneurque, si je n’arrive pas à les convertir… et même, si j’y arrive…dites donc !… ah ! ah !… ils me les paieront cesgramophones, et un prix… ah ! ah !… un vrai prix…Qu’est-ce que je risque ? J’en emporte mille que je dois à lagénérosité d’une vieille douairière très pieuse… Ah ! la bravefemme, la sainte femme !…

Il insère son revolver dans l’étui, et faisanttournoyer son chapelet où des croix, des cœurs de Jésus, desmédailles bénites s’entrechoquent :

– C’est heureux, conclut-il, que, detemps en temps nous rencontrions des âmes généreuses, des âmescomme ça… parce que la religion, voyez-vous… dans ce temps-ci… çadevient un sale métier… ah ! sacristi… un bien salemétier ! Enfin, voilà…

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