La 628-E8

Mon ami von B…

Bien que notre C.-G.-V. fût douce au possibleet nous transportât comme sur une pile de coussins, on aspire aurepos, après dix heures de route. Il semble cependant qu’on nesente vraiment sa fatigue qu’en s’enfonçant dans les tapis crème etles tapis roses de ces vestibules où tout tourne et qui fulgurentd’éclats.

Comme je titubais sur des rosaces lie-de-vin,et tâchais de me retenir à des dossiers belliqueux, j’eus lasurprise de reconnaître mon ami von B…, un Allemand que j’aisouvent rencontré en Allemagne, mais plus encore à Paris.

– J’arrive d’Essen, en auto, me dit vonB… Dînons ensemble.

Je ne pouvais trouver meilleur compagnon, nipersonne de mieux informé des choses d’Allemagne, et qui sût mieuxles exprimer, en excellent français.

J’acceptai avec joie.

Mon ami, le baron von B…, en véritableAllemand, est un philosophe, grand amateur de musique, à moins quece ne soit un musicien, grand amateur de philosophie. On ne saitjamais, avec les Allemands. Pourtant il n’est pas qu’amateur dephilosophie ; il l’a professée jadis, avec succès, dans unecélèbre université, et, jeune encore, il a pris sa retraite, pourvivre sa philosophie dans le monde. C’est un personnage singulier,tout à fait fin, et qui n’a pas usurpé sa réputation de causeurbrillant. Tout au plus pourrait-on lui reprocher un peu trop debavardage… Je ne sais si ce sont ses études ou ses travaux, quelquefonction que j’ignore, ou tout simplement sa naissance qui luidonnent accès près de l’Empereur. Je crois lui avoir entendu direqu’il avait été son condisciple, à l’université de Bonn… Mais, tantd’Allemands, et même tant de Français, se vantent d’avoir été lescondisciples de l’Empereur, à l’université de Bonn, que cela neserait pas une explication de l’intimité qui existe entre Guillaumeet mon ami von B… Von B… aime l’Empereur, ou plutôt l’homme privéqu’est l’Empereur ; du moins, il l’affirme. Mais il jugel’Empereur très librement, parfois très sévèrement. Il y a donctout profit à l’entendre.

Ajouterai-je – et il aura tout de suiteconquis vos sympathies – que c’est un automobiliste fervent, unautomobiliste de la première heure ?

Vingt minutes après notre rencontre, nousétions attablés.

*

**

Je réclamai de la cuisine allemande. Le maîtred’hôtel suisso-italien qui, dans cette salle effrayamment belge,vint nous présenter un menu, décoré de femmes laurées à la Bœcklin,et imprimé en lettres d’un gothique hargneux, parut fortscandalisé. Von B… vint à son secours, en m’expliquant qu’iln’existe pas de cuisine allemande, sinon chez quelques trèsvieilles familles poméraniennes, et que, dans aucun hôtel, dansaucun restaurant allemand, on ne peut se faire servir autre choseque de la mauvaise cuisine française.

Il me dit en riant :

– Mais, mon cher, vous ne savez donc pasque l’Allemagne est, peut-être, le seul pays du globe où il soittout à fait impossible de manger… par exemple… de lachoucroute ?

Ce soir-là, en fait de produits allemands,l’Allemagne ne députa à notre dîner que deux de ces longuesbouteilles de vin du Rhin, penchées dans des seaux à glace, et dontles goulots d’or bruni affleuraient à la nappe.

Je commençai par vanter l’accueil quereçoivent ici les automobilistes ; ensuite, je m’extasiai surles belles routes, ces admirables routes dont on m’avait fait sipeur en France. Von B… répondit :

– Il n’y a qu’en France, d’où nousarrivent relativement peu de touristes, lesquels sont pour laplupart des Belges, des Anglais, des Américains, qu’on ignore ceschoses-là… Il est parfaitement exact que, chez nous, on n’embêtepas les touristes par des règlements prohibitifs. On m’assurepourtant qu’il en est de terribles… Mais on se garde bien de lesappliquer. La circulation est absolument libre, mieux encore, elleest protégée… On a l’ordre d’être extrêmement aimable, et cetordre, venant de haut, est toujours et partout obéi. Je sais aussi– il m’en a quelquefois parlé – que l’Empereur rêve de doterl’Allemagne entière de routes pareilles à celles du Rhin, de faire,en quelque sorte, de l’Allemagne, la plus belle piste automobile dumonde… Oh ! sous ce rapport, il a d’autres idées queM. Loubet. Votre excellent M. Loubet en est venu àtrouver que même le cheval est un véhicule de progrès bien trophardi, bien trop moderne ; il préfère s’en tenir désormais auxmules des chansons castillanes. L’âge aidant, nous le verronspeut-être dans une petite voiture à âne. Son attitude agressiveenvers l’automobilisme est celle d’un petit bourgeois borné,peureux, misonéiste. Guillaume, lui, a parfaitement compris qu’il ya là une industrie énorme, dont les bénéfices sont incalculables,qu’il se doit, comme chef de l’État, de l’encourager, de laprotéger et, s’il le peut, de l’accaparer, pour le bien de sonpays. Cela n’est pas douteux. Mais il y a autre chose. Malgré nosassurances ouvrières qui sont, je crois bien, les plus libérales dumonde – et ce n’est pas beaucoup dire, – malgré notretransformation économique, nous sommes restés, par bien des côtés,un pays féodal, un pays de castes. La noblesse y tient toujours lehaut du pavé, et aussi la richesse, qui est une sorte de noblesseaussi puissante et plus active que l’autre. Il n’y a pas que lesofficiers qui, sur notre sol asservi, fassent sonner insolemmentleurs éperons et leurs sabres. Au village, le hobereau estmaître ; à l’usine, le patron tient ses ouvriers comme desserfs… Nous avons – ce que l’on ne croirait plus possible que dansles opérettes – nous avons une loi de lèse-majesté.

Ici, von B… pouffa de rire :

– Remarquez que, cette loi, lesmagistrats l’appliquent férocement, plus encore par conviction quepar courtisanerie… Voilà pourquoi, en plus des idées de conquêtescommerciales, caressées par l’Empereur, les automobilistes ontraison chez nous… Ils ont raison comme la voiture de maître araison du fiacre, comme le militaire a raison du pékin… Ce sont lesbarons de la route. La route leur appartient par droit féodal,comme elle appartient chez vous aux charretiers, par droitélectoral. Et puis, l’Allemand, qui est pourtant un très bravehomme, n’a aucune sympathie pour l’écrasé. L’écrasé a toujourstort, n’étant le plus souvent qu’un infirme, un pauvre diable, riendu tout. D’ailleurs, je dois dire que l’accident est infinimentplus rare ici, où il n’y a pas de règlement, qu’en France, où il yen a tant et de si vexatoires.

Il conta :

– Figurez-vous, mon cher… l’annéedernière, à Paris, en haut de l’avenue Friedland, une jeune fille,traversant la chaussée, glissa sur le pavé et tomba sous les rouesde mon automobile. Je me précipitai ; je la relevai. Elleétait très pâle, toute maculée de boue. Heureusement, elle n’avaitrien… rien… Tout à fait rassuré, je remontais dans la voiture,quand la mère, qui se démenait sur le trottoir, cria :« Non… non… arrêtez-le !… Un agent !… Unagent ! » La jeune fille déclara bravement que c’était desa faute… qu’elle avait été imprudente… qu’elle avait glissé…qu’elle n’avait rien, etc.… La mère tirait sa fille par lebras ; elle clamait, furieuse : « Tais-toidonc !… Mais tais-toi donc !… Qui te demande quelquechose ? » Et elle s’adressa à la foule, assembléesubitement autour de nous, et qui n’avait rien vu :« Oui ! oui ! » dit la foule, donnantinstinctivement raison à la mère… Un agent survint. Malgré lesdéclarations réitérées de cette jeune fille, éprise de justice,procès-verbal me fut aussitôt dressé… Quinze jours après, on mecondamnait à douze cents francs de dommages et intérêts… Mais je neregrette rien, car il me fut donné, à cette occasion, de relever untrait de votre caractère imaginatif, romanesque, qui m’a beaucoupamusé. En sortant de l’audience, un avocat, derrière moi, disait leplus sérieusement du monde : « Cette déposition de lajeune fille est louche… Il y a sûrement quelque chose là-dessous…Ce doit être l’amant ! » C’est égal, en Allemagne, unetelle condamnation était impossible…

La conversation dévia. Nous en vînmes à parlerdes constructeurs d’automobiles, de la fabrication automobile. Ildit :

– Quand on a vu chez nous l’essor queprenait cette industrie, – vous l’avez créée, mais elle vouséchappera, un jour ou l’autre, parce que vous êtes un drôle depeuple, séduisant en diable, mais peu tenace et léger, – l’Empereura tout fait pour la développer également en Allemagne. Il n’est pasde choses qui ne l’intéressent, et il voudrait que l’Allemagne fûtla première en tout, partout et toujours. Cela le pousse parfois àdes actes désordonnés et vraiment comiques. Il est comme cesparents qui n’ont de cesse que leurs enfants aient tous les prix deleur classe, dussent-ils les abrutir, pour le restant de leur vie…Ce n’est pas, quoi qu’on dise, l’argent qui nous manque, et vousêtes les premiers, sans le savoir, probablement, à donner à nosbanques tout l’argent qu’elles veulent bien prendre auxvôtres ; ce n’est pas la force motrice, que nous avons à bienmeilleur marché que vous ; ce n’est pas, non plus, lapersévérance ni même l’entêtement familier à nos têtes carrées…Non, c’est quelque chose de particulier, d’inimitable et d’un peufluide, comme dirait votre Rostand : la spontanéitéimaginative, le goût, l’esprit… Oui, voilà… vous avez du goût et del’esprit… Vos ouvriers sont spirituels, et, spirituels, ils sontadroits… En France, c’est un de mes plaisirs que de causer aveceux… Tenez… nos chauffeurs… ce sont, parfois, rarement, des espècesd’ingénieurs vaniteux et gourmés, le plus souvent, des domestiques…Vos chauffeurs, à vous, ce sont de véritables compagnons de route,alertes et gais… Ah ! si nous avions des ouvriers, comme lesvôtres, je vous assure que vous n’en mèneriez pas large, enFrance.

Pour répondre à des compliments si flatteurs,et que ma modestie jugeait exagérés, j’eusse voulu parler deWagner, de Bismarck et de Nietzsche. Le moment m’eût paru propicepour une apologie de Gœthe, de Heine, de Beethoven ou de Schiller…Je n’étais pas en verve. Je me bornai à louer, assez gauchement, lePisporter et les voitures allemandes.

– Sans doute, acquiesça von B… nousavons, non pas des bonnes voitures, mais une bonne voiture… Nousavons la Mercédès… J’ai une Mercédès… Il faut bien !…

Après un temps :

– Il faut bien ! répéta-t-il, nonsans mélancolie… La Mercédès est vite, solide, un peu grossière demécanisme, trop compliquée… Les pannes en sont terribles… Au boutde six mois d’usage, elle se dérègle, et fait un bruit deferrailles… et aussi – c’est peut-être ce nom espagnol qui me lesuggère – un bruit de castagnettes fort désagréable… Enfin, elleest bonne… On lui doit certains progrès, d’ingénieux dispositifs,dont les constructeurs français ont tiré profit. L’allumage, parexemple, y est excellent ; les roulements en sont célèbres…Tous comptes faits, elle ne vaut pas certainement vos grandesmarques, ce qui, avec sa cherté, explique son succès chez vous…Elle ne vaut pas la massive et robuste Panhard, la Renault, laDietrich, ni l’admirable C.-G.-V., si souple, si endurante et sisimple, avec son mécanisme bien portant et joli, le finimerveilleux de son travail, sa régularité de marche si tenace, sesorganes toujours frais et ardents, même après les plus follesrandonnées… Oh ! je la connais bien !… J’ai l’honneurd’être grand ami de la princesse de Hohenlohe, qui possède deuxC.-G.-V. Elle me prend quelquefois à son bord. C’est unenchantement… L’hiver dernier, nous sommes allés du fond de laSilésie – et par quelles routes ! – jusqu’à Cannes, sansaccroc… Je rêve de cette voiture-là, qui, par surcroît, est bellecomme un bel objet d’art.

– Mais, dis-je, il vous est facile detransformer ce rêve en une solide réalité de cinquante chevaux…

– Non… ce n’est pas facile… répliqua vonB… La princesse, elle, parbleu ! est assez grande dame pourqu’on lui permette de se fournir où elle veut… Mais, moi ?… AuChâteau, mon cher, on voit d’un très mauvais œil, les produits deprovenance française… Tenez… la jeune femme du Kronprinz a faitscandale, à Berlin. Vous savez qu’elle a été élevée par sa mère, lagrande-duchesse Anastasie de Russie, presque complètement enFrance. Quatre mois de l’année à Cannes, où les Mecklembourgpossèdent une propriété magnifique… trois mois à Paris, le reste enRussie et en Allemagne… en Allemagne, le moins possible. Lagrande-duchesse, qui a de la tête et ses préférences, raffole de larue de la Paix. On a eu beau lui faire des représentations, c’est àParis qu’elle a commandé le trousseau de mariage de sa fille…L’Empereur fut outré… Il ne dissimula aucunement sa colère et sondépit, si bien que la petite princesse, qu’on avait joyeusementaccueillie tout d’abord, pensa perdre de sa popularité. Après desscènes de famille, un peu humiliantes, dit-on, elle a dû promettrede s’habiller dorénavant, des pieds à la tête, à Berlin. Je plainsla charmante enfant. Elle a infiniment de grâce. On va lafagoter.

– Bah ! m’écriai-je, Paris valantbien une messe, la couronne impériale d’Allemagne…

– Ne vaut pas, interrompit vivement vonB…, qu’on soit condamnée à un cordonnier allemand, quand on a lepied joli…

Un soir, à table, un gros financier allemandvantait, devant ses convives français, avec un enthousiasmechoquant, la supériorité morale, commerciale, militaire,scientifique de son pays. Eut-il conscience de son mauvais goûtdevant tous les visages qui se glaçaient ?… Voulut-il se fairepardonner ? Il prit tout à coup, à la pointe de son couteau,le menu morceau d’un exquis camembert, et dit, ensouriant :

– Par exemple… nous n’avons pas chez nousde pareils fromages. Sous le rapport des fromages, je concède quevous nous êtes très supérieurs…

Von B… est un peu, mais avec plus de grâce,comme cet Allemand, et comme beaucoup d’étrangers qui, au fond,méprisent la France pour sa frivolité agressive et vantarde, et quil’admirent seulement – en la méprisant toujours – pour l’élégancede ses femmes, de ses modes, pour la qualité unique de ses plaisirset de sa corruption. Patriote, quoi qu’on dise, je me serais biengardé de lui enlever cette dernière illusion.

Le restaurant se vidait… Et, comme on nousapportait une troisième bouteille d’un vin de Moselle mousseux, jevis, à une table, voisine de la nôtre, devant un général superbe,raide, monocle à l’œil, éclatant, très rouge d’être sanglé, plusrouge d’avoir énormément bu, je vis deux officiers, deux capitainesde cavalerie, qui, en s’inclinant, venaient de faire sonner leurstalons. Et je le regardai, le vieux brave, qui, sans broncher, leslaissait plus d’une minute dans une humiliante immobilité, le coudelevé à hauteur de la tempe, les fesses indécemment tendues au borddu dolman bleu de ciel. Après quoi, d’un geste sec, il lescongédia.

Alors, je dis à von B… :

– Mon ami… parlez-moi de l’Empereurd’Allemagne.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer