Histoires incroyables

XXV

Nous ne sommes pas descendus au parc ; iltombe quelques gouttes de pluie. Ce n’est pas un contretemps, bienau contraire. Je préfère même le tenir sous mon regard dans sachambre, là, à deux pas de lui, de telle sorte que pas un éclair,si fugitif qu’il soit, ne pourra passer sur son front sans que j’ensurprenne aussitôt le pâle reflet…

Sur mon âme, c’est une curieuse partied’échecs… Il est en face de moi, une petite table nous sépare, nosgenoux se touchent presque. Nous ne parlons pas. De quoiparlerions-nous ? N’existe-t-il pas, chez l’un comme chezl’autre, une préoccupation qui absorbe toute pensée et enchaîneraittoute parole ?

Il y a deux hommes en moi : l’un,machine, ressemble à l’automate de Kaempfen ;celui-là – cet être partie de mon être – joue aux échecs,calcule, combine, stratégise, lance des pièces à droite, àgauche, en diagonale ; cet être pense au jeu, rien qu’au jeu.Il comprend qu’en avançant le deuxième pion du cavalier, ildécouvre brusquement la reine et met la tour de l’adversaire sousune double prise ; il sait que dans deux coups, leroi, mis dans l’impossibilité de roquer, devra s’avancerd’une case et se placer sous le feu d’une batterie de cavaliers,soutenue par un fou qui n’attend que le moment propice pouragir.

Mais moi – le moi réel – est étrangerà ces combinaisons, à ces calculs. Son échiquier à lui, c’estGolding lui-même. Les fibres intimes de Golding s’entrecroisentdevant lui comme les lignes du damier, et ce qu’il fait jouer surces cases humaines, c’est sa volonté, c’est son attention, c’esttoute la force de ses nerfs, toute la projection de sonactivité…

Lui ne se doute de rien. Il joue, il s’efforcede parer les coups que je lui porte. Oh ! il n’échappera pas àla pénétration de ma volonté. Il défend sa partie d’échecs ;mais combien plus grave, combien plus intéressante cette partie quise joue entre son cerveau inerte et mon cerveau actif ! J’ailes yeux fixés sur ce front lisse, où n’apparaît pas uneride ; et sans qu’il s’en doute – qui pourrait s’en douterd’ailleurs ? – je pratique dans ce front mon travail incessantde perforation.

Mon regard se fait vrille, il s’est appuyé, –pointe d’acier vivant – sur cette tête dans laquelle repose inconnule secret que j’ai juré de pénétrer. Mouvement bizarre, en vérité.Le rayon qui s’échappe de mes yeux se pose sur son front et tournesur lui-même comme la pointe d’un vilebrequin. Oh ! ce ne serapas un travail d’un jour. Car ce crâne est remarquablement dur. Etpuis, s’il allait sentir cette pointe qui menace soncerveau ? Plusieurs fois déjà il a froncé les sourcils commepour se débarrasser d’une sensation importune. C’est que sans doutel’outil mord dans la chair vive, c’est que déjà se produitle chatouillement de la pointe qui attaque l’épiderme…

J’ai été dérangé tout à l’heure : ledirecteur est venu nous trouver, il s’est assis auprès de nous, ila suivi avec intérêt les péripéties de la partie. J’ai fermé à demiles yeux. S’il allait voir – lui – le travail auquel je melivre ! J’ai eu une tentation infernale. Il faut que je parle.De quoi ? Des deux amis de Golding, de Pfoster et de Trabler.C’est fait. Ces deux noms se sont échappés de mes lèvres. Ledirecteur a répondu :

– Ils sont morts !

Mais Golding ! Golding est resté froid,il n’a pas tressailli, pas un mouvement, pas un frissonnement, siléger qu’il soit, n’a témoigné qu’il ait entendu ces deux noms.Allons ! il est fou ! bien fou, puisqu’il a perdujusqu’au souvenir…

Tout à coup une atroce pensée traverse moncerveau. Puisqu’il a oublié, il ne pense peut-être plus à cesfaits, encore inconnus pour moi ; si, lorsque je serai parvenuà ouvrir comme un coffre rouillé la boîte de son crâne, si je n’ypouvais rien lire, rien que le néant de l’oubli ! Ce seraithorrible. Sous ce visage pâle, mat, sous ce front blanc etimpassible, j’ai peur que pas une pensée ne roule, que pas une idéene s’agite !

Mais je me souviens : quand il étaitencore Golding, l’homme d’affaires, pendant tout le jour, ilsemblait avoir perdu le souvenir des scènes qui se passaient lesoir… à partir de six heures.

Oui, je dois être sur la vraie piste. Il fautque je sache si – dans la folie – ne subsiste pas cetteassignation de l’inconnu qui le frappait à heure fixe, etqui, comme un témoin récalcitrant, l’entraînait de force là où ildevait aller. La journée passe : un rayon de soleil nous apermis de descendre un instant au parc. À cinq heures, nous devonsrentrer. Je suis seul de nouveau.

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