Histoires incroyables

IX

– On frappe ! dit Truphêmus, à peineremis de l’effroi que lui avait causé le brusque mouvementd’Aloysius.

Celui-ci ne répondit pas. Les coupsredoublèrent.

– On frappe ! répéta Truphêmus. Dois-jeouvrir ?

– Allez au diable ! s’écria Aloysius.

Truphêmus avait le caractère si bien fait,qu’il accueillit ces paroles comme un consentement. Il faut avouerencore qu’il n’était pas fâché de trouver un prétexte pour rompreun entretien si mal commencé. Le hasard le servait à point, puisquele fait d’une visite ne se produisait jamais à Quiet-House, et ilavait hâte de profiter de ce hasard.

Mais il avait compté sans une circonstancetoute particulière. Il y avait si longtemps que la porte n’avaitété ouverte, gonds et ferrures étaient si complètement rouillés,qu’il s’évertuait en vain à tirer le battant à lui. Le visiteurfrappait toujours.

– Voilà ! voilà ! criait Truphêmussur une note appartenant à une octave non encore notée.

Il avait saisi à deux mains la poignéeintérieure de la porte et les pieds arc-boutés sur le sol, le corpsen arrière, il tirait, tirait toujours, mais vainement.

Cependant Aloysius, revenu de son accèsd’exaspération, entendait tout le tapage. Il lui prit fantaisied’en connaître la cause. Du premier coup d’œil, il devinal’embarras de Truphêmus.

– Tenez ferme ! lui cria-t-il.

Et passant ses bras longs et décharnés autourdu ventre de son compagnon, il tira sur Truphêmus qui tirait sur laporte.

– Poussez ! cria-t-il encore auvisiteur.

Le visiteur donna dans la porte un vigoureuxcoup de pied, le panneau s’ouvrit, les gonds tournèrent ; maisce mouvement fut si vif, que Truphêmus tomba en arrière surAloysius, qui fut renversé. Dans leur chute, ils entraînèrent deuxénormes dames-jeannes, heureusement vides, qui se brisèrent,entraînant à leur tour tout un attirail de cornues. Ce fut uncliquetis et un bouleversement inexprimables d’hommes et de tessonsde verre…

Que regardait, profondément étonné, FranzKerry, le blond habitant de la colline d’Hoboken.

Tomber est facile. Se relever est pluscompliqué, moins pour Aloysius cependant que pour son compagnon.Aloysius parvint encore à se redresser assez rapidement ; maisTruphêmus, vu sa rotondité, se trouvait dans la situation de latortue qu’un maladroit a placée sur le dos. En vain Aloysius letirait par le bras, le dos du savant glissait et aucune saillie nelui servait de point d’appui. Il poussait de petits cris plaintifset désespérés.

– Attendez, dit Franz à Aloysius, je vais vousaider.

Il saisit l’autre bras, et plaça son piedcontre l’un des pieds de Truphêmus. Aloysius l’imita, et tous deux,poussant un « Han ! » vigoureux, parvinrent àreplacer la boule sur son axe. Elle oscilla un instant, puis restaimmobile. C’était fait.

Puis les trois personnages se regardèrent,sans mot dire.

Truphêmus était décidément une fortenature : il reprit le premier son sang-froid, et, s’inclinantdevant le jeune homme :

– Je vous remercie, monsieur ! luidit-il ; donnez-vous la peine d’entrer, je vous prie, etveuillez nous faire connaître l’objet de votre visite ?

Franz rendit le salut qui lui était adressé,et suivit les deux savants.

– Je désirerais vous entretenir, dit-il, d’uneaffaire de la plus haute importance.

– Passons dans mon cabinet, fit Aloysius.

Chaînes et poulies grincèrent, à la grandesurprise de Franz, et un instant après les trois hommes setrouvèrent dans la caisse particulière d’Aloysius.

– Parlez, monsieur ! dit le savant.

– Je ne suis point de trop ? demandaTruphêmus.

– Oh ! reprit Aloysius en s’adressant aujeune homme, je n’ai plus de secrets pour mon compagnon.

Franz n’était pas sans éprouver quelqueembarras. Ce qui le surprenait le plus, c’est que sa bien-aiméedépendît, par lien de famille ou autrement, de l’un de ces deuxêtres peu séduisants.

– L’un de vous, dit-il enfin, est sans doutele père d’une charmante, d’une adorable jeune fille qui habitecette maison ?

– C’est moi, dit Aloysius.

– Eh bien ! monsieur, je viens, enhonnête homme, vous demander la main de votre fille. Je me nommeFranz Kerry, je suis riche, ma position est indépendante, et toutle bonheur de ma vie est entre vos mains…

Il allait continuer, mais il en fut empêchépar un fait bizarre. Aux premiers mots de sa demande, Truphêmusavait serré les bras et fermé les yeux, puis de petits crisstridents, ressemblant à des sifflements, avaient commencé às’échapper de sa poitrine. Une sorte de grondement sourd avaitronronné dans la gorge d’Aloysius. Ces deux sons s’étaient mariés,dans une tonalité différente, avaient grandi… ç’avait été tout àcoup une explosion… Les deux savants riaient, riaient. Le ventre deTruphêmus s’enflait et se désenflait comme une outre sur laquelleeût bondi un clown ; tout le corps d’Aloysius tressautait etse heurtait en ses diverses parties comme un jeu de castagnettesmultiples…

Et Franz les regardait, interdit, hébété, sedemandant ce qu’il y avait de si violemment gai dans le fait d’unamant de l’infini demandant à s’unir à la plus belle création desforces naturelles…

Mais, patient, il attendit. Quelques parolescommençaient à s’échapper des lèvres haletantes des deuxsavants.

– En mariage ! disait Aloysius.

– À son âge ! répétait Truphêmus.

– Mariée !…

– Cinq ans !…

Tandis que les deux chimistes se remettaientde cet ébranlement nerveux, et que Franz se disposait à écouter lesexplications nécessaires, voici que tout à coup…

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