Histoires incroyables

XIII

« Il y a un mois que nous vivonsensemble. Tous les trois. Car je suis un ami, et pour rien aumonde, Turnpike ne se serait séparé de moi. Il est devenu plusaffectueux encore. Son bonheur s’épand sur moi.

« Chose étrange, mais vraie : je nesuis pas jaloux. Pourquoi et comment ?

« Parce qu’elle m’estindifférente… je ne l’aime point, je ne la regrette pas, je ne lahais pas. Cela est bizarre. Quand je la regarde, je la voistoujours aussi belle… mais je ne me souviens plus… Le jour dumariage, tout s’est brisé. Le lien qui s’était formé – que j’avaisformé – entre elle et moi s’est rompu. Il me semble qu’elle ne vitpas, qu’elle est morte ce jour-là, et qu’il a épousé un cadavre.Celle à laquelle ma pensée s’était rivée a cessé de vivrece jour-là… celle-ci n’est plus celle-là.

« Et c’est justement cette morte que j’aià venger.

« Tenez, elle vient de me serrer la main.Les doigts d’une statue m’auraient fait plus d’effet. Et je sourisen la regardant. Artistiquement parlant, elle est vraiment fortjolie. Elle est bonne, spirituelle. Je regarde et j’écoutefroidement. Pas une fibre ne tressaille en moi.

« Encore… il vient de l’embrasser devantmoi. J’ai trouvé qu’il avait bien fait. Le baiser m’a même sembléfroid. Est-ce qu’il saurait que, croyant donner un baiser à unefemme vivante, il n’embrasse qu’un cadavre !… Je ne levoudrais pas. Sois heureux, très heureux ! aime-la de toutesles forces de ton âme… Le jour de l’expiation sera d’autant plusterrible que ta joie aura été plus longuement profonde.

« Premier point acquis : je ne puisempêcher ce bonheur… Certes, il me serait facile de jouer cettepartie ridicule de troubler sa confiance. Que ce seraitmesquin ! Combien je préfère qu’il se complaise danssa félicité… Second point ! je ne suis pas prêt… Ah !c’est que haine a pour corrélatif vengeance. La vengeance est à lahaine ce qu’est la possession à l’amour… c’est l’épanouissement dumoi dans la plénitude de la passion assouvie… et je nesais point encore comment je me vengerai. Non, sur mon âme, je n’ensais absolument rien. Plus encore, je n’y veux point songer. Ceserait trop tôt, en vérité… je risquerais de me laisser entraîner àune exaltation qui serait nuisible… Pas de zèle ! comme disaitje ne sais quel ministre français, pas de zèle dans ses propresaffaires. Se hâter, c’est se tromper… Oh ! j’y réfléchirailonguement… je suis encore sous l’empire d’une certaine colère.Mauvaise condition. J’ai besoin d’étudier la vengeance,d’en saisir le véritable esprit, l’essence, de bien comprendre cequ’elle est et ce qu’elle peut être… j’y arriverai. Mais je ne melivrerai à ce travail d’analyse que le jour ou, pensant à cequi s’est passé, je trouverai mon pouls calme et ma têtefroide.

« Je n’ai rien oublié. J’écrisaujourd’hui seulement ces scènes d’autrefois… et je me repais deces souvenirs… Dire que je trace ces lignes ayant entre mes mainsla plume qu’il tenait, lui, quand il m’a laissé safortune… que je suis assis dans son fauteuil, àlui… que je m’accoude sur sa table… que tout àl’heure je vais me coucher dans son lit… que je mourraicalme et souriant dans des draps à sa marque…

« Songer à tout cela ! puis, par unretour subit, me rappeler ma vengeance… Allons ! jeme sens heureux… sur ma parole.

« Mais reprenons. Que disais-je ?Ah !… nous vivions à trois ! Cela dura deux ans !J’étais calme… un matin, je m’interrogeai moi-même, j’étais mûrpour l’étude projetée… je me permettais de songer à lavengeance. J’y pensai.

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