Histoires incroyables

II

« Les mots qui avaient frappé monoreille, continua le docteur, retentissaient dans mon cerveau sanséveiller la notion d’une signification précise. Lorsqu’ils avaientété prononcés, j’avais eu le sentiment d’un malheur, comme lasensation glacée d’une douche d’eau qui tomberait on ne saitd’où.

« En me hâtant pour arriver au domiciled’Edwards, je me surpris à rechercher dans ma mémoire les termesprécis de l’avis que j’avais reçu, et ce fut avec une sorte deterreur stupide, bientôt combattue par l’incrédulité, que jereconstruisis ces deux phrases :

« – Mary a été étranglée etM. Edwards est fou.

« Avez-vous remarqué cette singulièretendance de notre esprit à s’efforcer de prévoir l’avenir, deconstruire d’avance toute une série de circonstances, alors que lefait lui-même est ou va être à portée de notre entendement et denotre connaissance ? Vous recevez une lettre, elle est dansvotre main, vous n’avez qu’à briser le cachet pour savoir cequ’elle contient. Au lieu de cela, vous examinez l’écriture avecsoin, vous étudiez le cachet postal, vous discutez la nature dupapier, la forme du cachet ; vous perdez votre temps à sonderun mystère qui déjà devrait ne plus exister pour vous…

« Ainsi faisais-je. Je marchaisrapidement. Il me fallait dix minutes à peine pour atteindre lademeure d’Edwards ; et pendant cette course, quoique certaind’être tiré du doute dans un temps des plus courts, je m’évertuaisà bâtir des hypothèses et à chercher à deviner.

« – Mary étranglée, Edwards fou.

« Et naturellement je ne trouvais aucuneexplication qui me satisfît.

« J’arrivai ; la domestiquem’attendait devant la porte :

« – Oh ! prenez bien garde, medit-elle, M. Edwards n’a plus sa tête… je n’ose pas entrerdans la chambre.

« – Mais êtes-vous sûre de ce que vousm’avez dit ?

« – Oh ! monsieur, c’est bien facileà voir…

« – Un seul mot : Comment avez-vousappris… l’accident ?

« – J’ai entendu du bruit… et je suismontée.

« – Vous n’avez rien dérangé ?

« – Rien.

« La chambre dans laquelle j’avais laisséla pauvre Mary mourante était située au premier étage ; jemontai rapidement.

« Il était alors quatre heures dumatin.

« Je poussai la porte avec un battementde cœur qui me faisait mal. Et cependant j’espérais encore.

« Le tableau qui frappa mes regards étaitbien fait pour augmenter l’émotion dont j’avais peine à me rendremaître.

« La pièce où je pénétrais était trèsspacieuse, haute de plafond : le parquet était couvert d’untapis dont la couleur sombre faisait ressortir la blancheur desmurs et la teinte pâle des meubles de bambou et des rideaux.

« Le lit se trouvait au milieu de lachambre, adossé au mur : c’était une sorte de divan bas etlarge. Les draps étaient rejetés au pied, et le corps de la jeunefemme, comme tordu violemment sur lui-même, pendait à demi, lesbras en arrière. La tête était tournée vers le matelas, lesadmirables cheveux blonds formaient une sorte de touffe retombanteaux reflets dorés…

« Puis, dans un coin auprès de lafenêtre, une masse accroupie dans laquelle je ne pouvais distingueraucune forme. Je m’approchai. La masse fit un mouvement, puis unetête se redressa : c’était Edwards.

« Je constatai, à la couleur terne duregard, à l’impassibilité des traits, que le malheureux ne serendait pas compte de ce qui se passait autour de lui…

« Je compris alors que le plus urgentétait de donner des soins, s’il en était temps encore, à la pauvrefemme.

« Je la relevai vivement et appelai ladomestique pour m’aider.

« Chère, chère enfant ! Hélas !toute ma science était impuissante. Pour le médecin, il sort duvisage d’une morte je ne sais quel rayonnement qui est à la fois undéfi et une menace. Il semble que la mort vous regarde àtravers ce masque, raillant le téméraire qui prétendrait lacombattre. Mary avait été étranglée. Cela ne pouvait faire doutepour moi : une tresse de ses cheveux blonds était rouléefortement autour de son cou et y avait creusé un sillonviolacé.

« L’homme était là, à quelques pas,insensible, immobile. Il jetait de temps à autre sur nous cesregards inquiets et sournois que laissent échapper les yeux desfous. Évidemment il s’était passé dans cette nuit sinistre unescène dont les détails m’échappaient absolument.

« En vain je m’efforçais de réchaufferles membres déjà raidis de l’enfant aimée. En vain je plaçais unmiroir devant ses lèvres : pas un souffle. En vain je posaisla main sur son cœur, pas un battement.

« – Eh bien ! me demanda ladomestique anxieuse.

« – Elle est morte, répondis-jetristement.

« Et d’où venait cette tristesse quim’envahissait ? Lorsque je l’avais quittée, la veille au soir,j’étais convaincu que la nuit ne se passerait pas sans amener lacrise fatale. Cette mort ne devait donc pas me surprendre. Mais ily avait un surcroît de douleur, en quelque sorte, dans la situationd’Edwards.

« Certes, connaissant tout l’amour qu’ilportait à sa femme, j’avais prévu une prostration complète, undésespoir comportant une crise violente suivie d’affaissement. Maistandis que l’une gisait sans vie et sans souffle sur sa coucheblanche, l’autre semblait s’être étendu lui aussi dans cette tombequi s’appelle la folie. Je réfléchissais encore à ce que pouvaitêtre mon devoir en semblable circonstance.

« La strangulation était évidente :et cependant j’avais la certitude qu’un crime ne pouvait avoir étécommis. Je connaissais Edwards, je l’ai dit, depuis sa plus tendreenfance. Je le savais doux et bon, timide même. Je savais de quelamour dévoué il avait entouré la compagne choisie, j’avais appréciéses douleurs et ses inquiétudes. Il y avait toute une révélationd’affection dans la terreur contenue avec laquelle Edwards medemandait chaque jour ce que je pensais de l’état de sa chèrebien-aimée.

« Elle était jeune, elle étaitbelle : elle avait toutes les douceurs et tous les charmes.Jamais, en aucun cas, un souffle n’avait terni le pur miroir deleur union. Et, réflexion horrible, en supposant même qu’Edwardseût formé, hypocritement, l’infâme dessein de se débarrasser de safemme, avait-il besoin de recourir au crime ? Le mal eûtachevé l’œuvre sans qu’une main criminelle eût besoin de l’aider.Il le savait, je ne lui avais pas dissimulé le danger très réel quecourait la chère enfant. N’eût-il pas en outre pris quelquesprécautions ?

« Que supposer ? C’était peut-êtredans un accès de folie qu’il avait commis cet acteinconscient ; ou bien la folie n’avait-elle été que laconséquence du crime ? Je me perdais dans toutes cesconjectures…

« Pendant que je méditais, appuyé auchevet de la morte et la regardant comme on regarde les morts,c’est-à-dire avec cette surprise involontaire que cause lacessation de mouvement dans cet organisme hier encore mobile etagissant, j’entendis un froissement du côté où Edwards était restéaccroupi.

« Il avait changé de place, et, la têtetendue en avant, les mains dirigées vers le lit, il semblaitattendre… quoi ? Il y avait dans ses yeux de l’étonnement, del’hésitation et en même temps comme une espérance.

« Je m’avançai vers lui et lui pris lamain.

« Il se laissa faire sans résistance.Puis, brusquement, comme si les paroles qu’il prononçaitrépondaient à une préoccupation vague, mais persistante :

« – Elle ne remue plus ? medemanda-t-il.

« – Hélas ! non, lui dis-je.

« À ma grande stupéfaction, uneexpression de joie complète éclaira ce visage encorecontracté ; il y eut distension des muscles. Et, tout à coup,des larmes jaillirent des yeux d’Edwards ; il se redressa et,se jetant dans mes bras, se mit à sangloter.

« – Qu’y a-t-il ?qu’éprouvez-vous ? m’écriai-je.

« Mais sans répondre, il s’élança vers lelit, prit le corps dans ses deux bras et, le soulevant comme uneplume, couvrit de baisers le visage de la morte.

« Cela rendait un son mat qui étaithorriblement pénible.

« Je voulus le détacher ducadavre :

« – Non, non, murmurait-il d’une voixétouffée ; je lui demande pardon !… pardon !…pardon !…

« Et il baisait ce visage décoloré surlequel ses lèvres faisaient des trous bruns ; il serrait cesmains longues et amaigries…

« – Mary ! Mary ! cria-t-ilencore, je t’aime !…

« Le laissant à son désespoir, jem’occupai de tous les détails de l’inhumation. Je comprenais quecette crise de larmes était salutaire. Lorsque je revins, il étaitplus calme ; il était assis au pied du lit, la tête dans sesmains, regardant Mary à travers ses doigts écartés…

« Je voulus l’interroger.

« – Demain, fit-il en me faisant signe dele laisser en repos.

« Le corps de Mary fut rendu à laterre : il suivit le triste cortège en silence, puis quandchacun se fut éloigné :

« – Écoutez, me dit-il, il fautmaintenant que je me confesse… Mon ami, mon ami, savez-vous ce quec’est que… LA PEUR ?

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