Histoires incroyables

VI

Il lit :

« Ceci est la dernière volonté de M. Arthur Simpson,du Kentucky.

« Dernière volonté. En réalité, le motest comique, et j’ai presque ri en l’écrivant. Volonté ! maisje ne veux rien, ou, du moins, je ne veux plus rien… Entrente années, j’ai épuisé tout ce qui était en moi de forcevolitive… et j’ai voulu… oh ! n’en doutezpas ! plus et plus âprement que jamais homme n’avoulu en ce monde…

« Dernière volonté ! non, une simplenarration, un récit… dirai-je une confession ?Oh ! ce mot serait encore plus burlesque que le précédent…Confession, contrition, repentir… repentir ! vilaine et petitechose !… amoindrissement du moi, comme siaujourd’hui je ne ferais pas encore ce que j’ai faitautrefois !… Ah ! en vérité ! à cette pensée, je mesens plein de je ne sais quel satanique orgueil. Me repentir !Allons donc ! J’ai agi parce qu’il m’a plu d’agir,parce que toutes les forces de mon être convergeaient vers un but,et cette action, je l’ai accomplie lentement – avec préméditation,comme disent les juristes – cette action, je l’ai étudiée avant dela commettre, je l’ai recherchée comme un alchimiste cherchait l’ordans ses creusets… Puis, une fois découverte, fixée, résolue, jel’ai préparée avec amour, avec passion, avec rage… rage froide etcalculée… et, enfin… enfin, je l’ai exécutée… mais là, alors quetout était fini, alors que j’avais réussi – pleinement réussi, jevous jure, – est-ce que tout s’est borné là pour moi ? Non, ily a eu répercussion de joie en tout mon être, en toute ma vie, etaujourd’hui encore, alors que je suis assez maître de moi pourcomprendre que la mort va venir, je sens une jouissance indicible àtracer ces lignes, à me baigner de nouveau dans les ondes funèbresdu souvenir, à entendre – résonnant dans mon cerveau – des cris etdes râles qui sont mon œuvre… et c’est au milieu de ces éclatsbruyants pour moi seul que viendrait lourdement tomber lemot : repentir !

« Mot nul, épais, ridicule… tu sonnesfaux et froid. Repentir ! Qu’est-ce que cela ? Queviens-tu faire ici, alors que toute ma vie est l’expression de cequi est absolument contraire au repentir… de la dégustation del’acte accompli ? Cet acte criminel –, selon vous, justicier,– selon moi, c’est ma vie, c’est mon bien, – c’est l’épanouissementde mon être, je n’ai vécu que pour lui. Je meurs avec lui, leconservant dans son intégrité, le berçant dans ma conscience commefait une mère de son enfant aimé… Me repentir, ce serait le renier.Et la mère ne renie jamais son enfant…

 

« … Je l’aimais bien, Turnpike. Nousavions été élevés ensemble. Ces souvenirs de joies augmentent masatisfaction actuelle… Nul de vous ne l’a aussi bien connu que moi…et je ne puis en dire de mal ! Oh ! pas un reproche à luiadresser… Il avait toutes les qualités, toutes les délicatesses. Jeme rappelle encore… nous avions vingt ans tous deux, il étaitgrand, brun, son œil était ouvert, bien fendu, ruisselant defranchise et de probité courageuse… non pas un joli garçon, mieuxque cela, une beauté forte et mâle. Il bondissait comme le chevalen liberté… Dans nos chasses, il franchissait les précipices, nereculait devant aucun obstacle, et, après quelque difficultévaincue, il m’adressait un sourire… franc et large sourire, à dentsblanches et à lèvres rouges.

« Il brisait entre ses mains la branchela plus grosse, et avec cette force, doux comme un faon… timidemême. En vérité, il n’osait pas regarder une femme, et c’est luiqui rougissait le premier. Savant, il travaillait, toujours,toujours. Il avait l’esprit ouvert à ces sortes d’études, et ilpoursuivait aussi vigoureusement le problème que l’auroch dans laplaine. Tous deux, il les atteignait, les saisissait, lesdomptait.

« Tout le monde s’intéressait à lui, etil le méritait… de cent façons. Jamais d’orgueil ; devant leplus ignorant il inclinait sa science. Au plus faible appartenaitsa force, au plus pauvre il eût sacrifié sa richesse…

« Comment m’aimait-il ? Pourquoim’aimait-il ? Pour cela même : j’étais le plus faible,j’étais le plus ignorant, j’étais le plus pauvre. Je n’avais rienfait pour mériter son amitié ; loin de là ! Un jour,j’avais failli être entraîné dans l’engrenage d’une machine enmouvement. Il s’était élancé, généreux, au risque de se fairebriser… et il m’avait sauvé… Je lui devais tout ; donc ilm’aimait.

« Moi, il m’étonnait. C’est cetétonnement que je traduis par le mot affection ; moi, petit,je m’étonnais de cette taille supérieure ; faible, de cetteénergie dominatrice ; paresseux, de cette obstination autravail… L’homme se sent écrasé par les amoncellements sauvages dela nature… L’aime-t-il ? J’aimais Turnpike comme le voyageuraime le gouffre… Lorsque je regardais en cet homme, je mesentais pris de vertige… Effet d’éloignement. Et je medisais : Je l’aime !

« Du reste, il prenait soin de medissimuler à moi-même mes imperfections… Un père n’eût pas été plusindulgent, plus attentif…

« Vrai ! tant il était habile danssa bonté, j’en étais arrivé à ce point de ne me plus croire laid,quoique j’eusse une petite face pâle et terreuse, à ne me pluscroire chétif, quoique dix livres me fatiguassent… Je ne voulaispoint travailler ; avec lui, j’apprenais sans travail… c’estpar lui qu’insensiblement je devins énergique et tenace… ce quiétait patience chez lui fut entêtement chez moi… J’étais un reflet– non, plutôt une déviation de cet homme.

« Je me repais de ces souvenirs… je suisheureux de dire qu’il était beau, bon, parfait… et quand je merépète à moi-même ces mots : « Je l’aimais ! »cet écho réveille en moi des jouissances inassouvies… Car ces mots,ces vocables qui sont le bien se heurtent àd’autres pensées, énormes, sinistres, hideuses, qui sont en moi,aussi profondément enracinées que l’arbre le plus vieux de la plusantique forêt, pensées qui sont le mal.

« Je l’ai aimé ! Disant cela, il mesemble que je l’ai d’autant mieux haï !… Haï ! oh !quel mot froid et terne ! Si je pouvais entasser toutes lesexaspérations, toutes les rages, toutes les fureurs, toutes lestortures rêvées, toutes les infamies projetées par moi contre lui,jeter en un creuset cette sueur de haine qui pendant trente annéesest tombée goutte à goutte de mon cerveau, et de tous cesingrédients produire un composé qui fût un mot, quintessence de cesrages et de ces fureurs… oh ! alors, comme le mot haineparaîtrait nul !

« Sait-on seulement ce que c’est quehaïr un homme ! Vouloir non pas seulement qu’ilsouffre et sanglote, mais vouloir être là, compter une à une lespulsations du torturé !… Le bourreau qui brisait les membresdu questionné eût été bien heureux, s’il l’eût haï, et encore ilobéissait à quelqu’un, à des juges qui pouvaient crier :Assez !

« Cesser ! quand je tiens, quand jepuis moduler ses souffrances, les décupler pour lesannihiler ensuite, les faire petites d’abord, si petites qu’il lesperçoive à peine, puis, sur cet horrible clavier, hausserinsensiblement le son par quart de ton, par dixième de vibration,si bien qu’il puisse parvenir à une puissance, à peine rêvée dansles sphères infernales !

« J’ai su haïr !Attendez !

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