Histoires incroyables

I

En vérité, était-ce bien une maison ?Quatre murs, de couleur noirâtre, percés de quelques trousparallélogrammatiques décorés du nom de fenêtres, une porte brune,avec de fortes ferrures et de gros clous, le tout sombre, triste,ressemblant à un visage de nègre qu’on vient de fouetter. Lespierres ont leur résignation : celles-ci avaient l’air desupporter péniblement leur sort.

Jamais un éclat de voix ne venait les égayer,jamais une chanson ne les faisait rire. Elles s’atrophiaient dansleur immobilité, et, lourdes, elles s’appuyaient les unes sur lesautres comme pour s’aider à porter le poids de ce silence. Cettemasse s’ennuyait. Elle n’avait même pas cette ressource de procurerl’effroi à qui passait.

Quiet-House (Maison Tranquille) nefaisait peur à personne. Môle banal, au dessin carré, à l’allurebénigne, un bâillement de pierre : c’est tout.

On passait, on repassait devant cettecuriosité, inanimée comme un sphinx endormi, sans même tourner latête.

Elle était située à l’extrémité de la ville,au delà d’Hoboken[2], auprès desChamps-Élysées, dont les arbres ont la couleur mate des plantationsde cimetières.

Pourquoi cette maison était-elle allée seplacer là, comme un poste perdu ? Nul n’y venait et nul n’envenait. C’était à supposer qu’elle n’était pas habitée.

À la maison attenait une sorte de parc,entouré de murailles trop hautes pour que le regard pût tenter uneindiscrétion. En réalité, personne ne songeait à commettresemblable faute. L’habitation était isolée : donc pas devoisins intéressés à percer le mystère, si toutefois il en eût valula peine. La route devant laquelle elle étalait sa façade griseétait peu fréquentée, et il eût été presque surprenant d’y voirmarcher quelqu’un après le coucher du soleil.

Mais le plus curieux, c’était moins ce quel’on ignorait que ce que l’on savait. Il était de notoriétépublique que Quiet-House n’était pas abandonnée. Elle servait belet bien de demeure à trois personnages, à quatre pour mieuxdire : c’étaient deux médecins, les docteurs Aloysius etTruphêmus, dame Tibby, femme du premier, et la petite Netty, leurfille.

Comment se procurait-on les alimentsnécessaires à la vie : voilà ce que personne n’aurait pudire ; et, sur ma foi, si bien que fût gardée la maison, ilfallait que le secret fût bien caché, pour que nul n’eût pu ledécouvrir. En effet, John Clairfax, le boucher d’Hoboken, Smithson,l’épicier établi à côté de lui, Parden, le boulanger, n’avaient puadmettre tout d’abord que la clientèle de Quiet-House ne leur échûtpas. Aussi s’étaient-ils présentés, dans le temps, pour offrirleurs services ; ils avaient arrêté devant la porte leurstrois voitures chargées de provisions, l’une avec ses gigotspendants et ses quartiers de bœuf tressautant aux cahotements desroues, l’autre avec ses saucissons et ses chandelles disposées enguirlandes à la capote de cuir, le troisième enfin avec ses painstout dorés et brillants.

Ils avaient dû frapper longtemps avant que nes’ouvrît la porte blindée en dehors, verrouillée au dedans. Mais lefournisseur a l’âme patiente. Si bien que le panneau avait enfinroulé sur des gonds criards et qu’une figure douce et souffreteuse,encadrée de cheveux grisonnants, avait paru, regardant avec degrands yeux surpris les gens tenaces qui ne se rebutaient pas de cesilence prolongé.

– Que voulez-vous, messieurs ? demandad’une voix douce dame Tibby, femme du docteur Aloysius.

Mais reconnaissant bien vite à qui elle avaitaffaire :

– Oh ! merci, dit-elle vivement, nousn’avons besoin de rien.

– Aujourd’hui, insinua gracieusement John, leboucher à la face réjouie, mais demain ?

– Demain non plus, répondit dame Tibby.

– Alors, reprirent en même temps Smithson etParden, ce sera pour la semaine prochaine.

– Inutile de vous déranger, messieurs, insistala femme ; nous n’avons et nous n’aurons besoin de rien.

– Jamais ! grogna John.

– Comment cela ? cria Smithson.

– On ne mange donc pas ici ! exclamaParden.

Au même instant, une tête blonde parût, àhauteur du coude de dame Tibby, tête d’enfant d’un ton singulier,tant il était clair et uni, quoique sans couleur.

Netty – car c’était l’enfant d’Aloysius –poussa un cri de joie et d’admiration en apercevant toutes lesvictuailles orgueilleusement étalées par les tentateurs :

– Oh ! maman, s’écria-t-elle, qu’est-ceque c’est que cela ?

– Rien, rien, mon enfant, dit dame Tibby quitressaillit et regarda derrière elle comme si elle eût craintd’être surprise.

Puis, repoussant la petite Netty :

– Va-t’en, mon amie ! et vous, messieurs,adieu, je vous dis… Je regrette de vous dire qu’il est inutile derevenir…

Et la porte se referma.

Les trois négociants se regardèrent ;mais aucun d’eux ne trouvant sans doute une solution à l’étrangeproblème qui venait de leur être posé, ils s’en prirent à leurschevaux qu’un vigoureux coup de fouet lança vers la ville.

Je vous dis… je regrette de vousdire… – avait insisté dame Tibby. Réellement elle avaitaccentué ces deux mots – je regrette – de bizarre façon, et si l’onne craignait de se tromper on pourrait affirmer qu’en lesprononçant elle avait regardé gigots, saucissons et miches de paind’un regard presque ardent.

Elle avait pourtant ajouté qu’on n’auraitjamais besoin de rien !

Revenus à Hoboken, les fournisseursdéclarèrent avoir rencontré une famille de gens qui ne mangeaientpas. Un homme pratique répondit que ces gens-là étaient bienheureux ; plusieurs ajoutèrent que c’était une notableéconomie d’argent. Et comme tout Américain doit, en premier lieu,négliger de se livrer à des réflexions inutiles, personne ne songeaplus aux habitants de Quiet-House, qui restèrent libres de vivre àleur guise.

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