Histoires incroyables

I

Le docteur posa son cigare sur la table etnous regarda en souriant, sans dire mot. Vous l’avez tousconnu : c’était un homme de taille moyenne, au visage maigreet anguleux, aux cheveux noirs, à la parole cassante etsaccadée.

Il souriait rarement, étant homme de travailet de méditation : et lorsque ses lèvres se relevaient pourlaisser apercevoir ses dents blanches et fines, c’est que ledocteur sentait au fond du cœur un besoin féroce de raillerie.

– Mieux vaut, lui dis-je, s’expliquerfranchement. Quelle phrase de notre conversation a donc pu exciterainsi votre dédain ?

– Du dédain ! vous ne me connaissezguère. Le dédain touche au mépris et le travailleur ne méprisepersonne…

– Mais encore ?

– Je m’explique, ne voulant pas vous laissersous cette fâcheuse impression. Voici : Depuis tantôt uneheure, vos esprits, emportés dans le vague, s’égarent dans desthéories absolument fausses… vous parlez fantastique, et vouscroyez très ingénieux d’évoquer des fantômes couverts de linceulsd’un blanc plus ou moins douteux, des gnomes horribles, des lémuresdont la Thessalie aurait honte. Assez de ces billevesées. Voyons,entre nous, s’il entrait ici quelqu’un de ces animaux ridicules etgrotesques, vous ririez comme des fous, et c’est à qui lerenverrait, aux coups de son propre balai, au prétendu Sabbat qu’iln’a jamais fréquenté…

– Trêve de railleries, expliquez-vous…

– Vous êtes pressés, messieurs ! Je vousdisais donc que ce qui vous paraît fantastique, c’est-à-direeffrayant, est en réalité enfantin, banal et ridicule. Quelsentiment prétendez-vous exciter ? La peur ! Ehbien ! permettez-moi de vous le dire, ou vous n’êtes pas debonne foi ou vous avez la conviction que rien de ce que vousracontez ne peut amener la terreur, sinon chez les enfants et lesniais. Non, vous n’êtes pas de bonne foi. Vous vous surexcitezvous-mêmes, et vous vous forgez des chimères dont vous vouspersuadez que vous devez avoir peur. Qui d’entre vous croit encoreque les goules viennent la nuit sucer le sang des jeunes hommes, ouque les vudoklaks s’accroupissent la nuit au sein des jeunesfilles ? Voyons, sans rire… là… personne. Or, je vous affirme,moi, que la peur est un sentiment éminemment naturel qui ne peutêtre excité que par des sentiments naturels. Il est dans l’ordrepsychologique ou physiologique des phénomènes tellement étrangesque sous leur influence l’organisme humain est ébranlé comme lesharpes éoliennes dont parle Ossian. Tout l’être vibre à ce soufflequi vient on ne sait d’où… alors se développe en nous une vitalitéde surexcitation dont l’effet n’est plus factice, comme dans cescas où vous inventez des impossibilités… ici, le fait est tangible,le fait est patent… il y a eu énervement, c’est-à-dire doublementd’une des facultés-mères de notre organisme physique et moral.

Ces théories m’impatientaient, j’interrompisbrusquement le docteur :

– Assez, m’écriai-je, concluez, ou donnez-nousdes exemples !

– Les exemples, reprit-il en souriant de sonsourire sarcastique, vous voulez des histoires. Eh bien ! jesuis votre homme. Nous disons donc que le but de tout ceci est devous faire comprendre ce qu’est réellement ce sentiment étrange,enivrant, qui s’appelle la peur, et surtout ce que peuvent être lesconséquences de ce sentiment lorsque, développé en quelque sorteextra-humainement, il arrive à son completépanouissement…

– Nous vous écoutons, effrayez-nous si vous lepouvez.

– Si je le puis… Entendez alors ce qui suit.J’ai assisté aux scènes que je vais dire, et si ma voix traduitexactement mes impressions, je veux vous voir frissonner etpâlir.

 

« Elle était étendue sur son lit dedouleur, la douce enfant, la pauvre Mary. Pourquoi ? Sait-ond’où vient le mal ? Elle a souffert, elle a pleuré, elle atoussé, une écume rougeâtre est montée à ses lèvres et, pâle, elles’est évanouie ; sa tête pâle et flétrie creusait dansl’oreiller un trou plein d’ombre, ses yeux ont paru s’agrandir, uncercle s’est arrondi au-dessus de ses pommettes saillantes etrubéfiées…

« Elle s’appelait Mary.

« Si vous saviez comme Edwardsl’aimait ! Toute jeune il l’avait connue, il l’avait suiviealors qu’elle entrait dans la vie, comme un enfant entrouvrant uneporte derrière laquelle se cache l’inconnu. Il l’avait vue courirjoyeuse à travers les blés, couronner sa tête blonde de bluets etde coquelicots, rire à tout venant, être ou chose : amitiéd’abord, puis amour. Comment cette transformation ? Étrangeeffet de l’âge. Pourquoi, alors qu’il l’aimait bonnement comme unesœur, a-t-il senti tout à coup qu’il la désirait comme femme ?Pourquoi, ce matin-là, alors que, comme tous les matins, elleabandonnait sa main à sa main, a-t-elle rougi – charmante !elle était charmante – et baissé les yeux – longs cils quivoilaient un regard étonné ? Pourquoi cette transformation del’enfant en femme ? Nul ne le sait et tous l’ont senti.

« Bref, le « jet’aime ! » qu’il lui adressait est devenu tout àcoup timide, doux et attendri. Et elle, elle n’a pas osé répondre,timidité, douceur et attendrissement plus émouvants encore.

« Ils se sont mariés, c’est-à-dire qu’unbeau jour ils ont compris que la vie n’était possible qu’àdeux ; ils ont deviné cet égoïsme admirable qui n’admet qu’unseul intérêt sous deux formes distinctes.

« Avoir trouvé la compagne !… lacompagne ! quel rêve ! s’avancer à deux sur cette routequi s’appelle la vie, se heurtant aux mêmes pierres et cueillantles mêmes fleurs !

« Quel est le danger ? Ne pas seconnaître. Or ils ont vécu la même vie, depuis longues années. Ilssavent chacun le fort et le faible de l’autre. Ils ont la notiondes concessions nécessaires, ils savent qu’ici il faut céder, quelà il faut être ferme… Union vraie parce qu’elle est raisonnée.

« Et voici que, sournoisement, lamaladie, tapie au coin de quelque mur voisin, a profité d’unentrebâillement de la porte pour se glisser au chevet de Mary…elle, si forte, si rose, si jeune, voilà qu’elle est malade, voilàque, voulant se redresser, elle est retombée faible et immobile,étonnée de cette lassitude…

« On m’envoya chercher. Mes amis, je mecrois savant. J’ai beaucoup travaillé, j’ai consacré toute ma vie àl’étude, j’ai scruté dans leurs replis les plus cachés les secretsde l’organisme humain… Eh bien ! je l’avoue, je ne comprenaispas ce mal.

« Était-ce épuisement ? Était-ceexcès de vitalité ? Était-ce la flamme trop vive qui brûlaitl’enveloppe ? Je ne le savais pas. J’aimais tant Edwards qu’ilme semblait que sa cause fût la mienne. Je cherchais, j’étudiais,j’auscultais, et souvent, tenant dans ma main la main de lapauvrette, je réfléchissais profondément…

« Les jours passaient. Puis les semaines,puis les mois. Était-ce la phtisie ? l’anémie ? Aucun descaractères symptomatiques ne me paraissait concluant… J’avais peur…Je n’osais procéder à quelque expérience dont le résultat peut-êtreeût été fatal… Ah ! c’est une horrible situation ! Quejamais le médecin ne soigne ceux qu’il aime !

« Et pourtant que faire ? Confier lacause à un confrère… J’appelai quelques praticiens à ce chevet oùse mourait Mary… Ânes ! sur mon honneur, ils ne dirent que dessottises. J’aurais voulu faire rentrer leurs paroles dans leurgorge maudite…

« Encore passaient les jours, lessemaines et les mois.

« Un soir, regardant la malade, je portaila main à mon front. Ce que je pressentais était au-dessus de mesforces… Il n’y avait pas d’illusions à se forger… Le ton de la peauétait mat… les yeux étaient brillants… les mains avaient cettemoiteur qui procède de la fraîcheur du tombeau. Elle étaitperdue.

« Je serrai la main d’Edwards…

« – Je reviendrai demain, lui dis-je.

« Demain ! mot étrange. Entre cesdeux formules – aujourd’hui et demain – se plaçait dans maprévision ce fait atroce – la mort. Elle vivait, elle remuait, ellepensait, elle parlait. Demain la trouverait immobile, sans pensée,muette, morte…

« Je sortis de la chambre, paraissantcalme jusqu’au seuil. Puis je m’enfuis en courant, étouffant unsanglot.

« Edwards avait entendu ce mot – demain –et m’avait remercié d’un sourire. Demain, c’était l’espoir. Douzeheures de vie !…

« Je rentrai chez moi, fiévreux,affolé…

« Je ne pouvais dormir. – Il était troisheures, lorsque j’entendis frapper violemment à la porte.

« – Qu’y a-t-il ?

« – Venez vite, cria une voix, Mary a étéétranglée et M. Edwards est fou.

« Je m’élançai dehors.

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