Histoires incroyables

XXX

L’ouverture que j’ai pratiquée dans lacloison, est tout étroite. Mon plus petit doigt n’y pourraitpasser, mais mon regard pénètre et embrasse, dans la chambre deGolding, un périmètre plus que suffisant. Du reste, je n’ai pasbesoin de voir plus loin que son lit.

Il s’est étendu. Il est sur le dos. Les yeuxsont à demi fermés ; leur expression est vague. Puis peu àpeu, ils s’ouvrent, ils sont fixes, ils regardent quelque part.Où ? ce n’est pas au plafond. – Que lui importent et leplafond et les quelques moulures de plâtre qui l’entourent ?Non, son regard va évidemment plus loin.

Il est étrange que mon attention ne se fatiguepas. Il me semble que je le regarderais ainsi pendant une annéeentière sans que ma paupière eût un frémissement. Il n’est pasbeau, Golding. Sur ce visage d’ordinaire si frais, si rebondi, desrides se creusent… à l’heure sinistre. Un cercle olivâtre borde sesyeux. Évidemment il souffre. C’est un cauchemar qui danse sur sapoitrine. Smarra le tient à la gorge ; et sous la pression decette griffe, à laquelle nulle volonté ne résiste, les sons sortentinarticulés de sa poitrine.

Voyons. Où est le point de son front que j’aitenté de percer de mon regard ? Justement, il s’est posé detrois quarts, je puis le considérer tout à mon aise…

Va donc ! courage ! mon regard.Perce cette boîte osseuse, qui, semblable à une cassette d’avare,renferme ce qui est mon trésor à moi !

Oh ! comme je réunis toute la force demon être dans ce regard, lentille au foyer de laquelle se concentretout le rayonnement de ma volonté. C’est un livre durement ferméque la tête d’un homme : pas une fissure, pas un coin parlequel je puisse apercevoir ces pages, si intéressantes pourmoi…

Non. Et ce sourire errant sur ces lèvres. Parle ciel ! Je crois qu’il me raille. Il semble dire : jetiens mon secret, il ne m’échappera pas.

Que pourrais-je donc bien tenter pour hâtermon œuvre ? Quel dernier effort me conduirait à mon but ?Oh ! je ne reculerais devant rien. Maintenant qu’on me croitfou, que j’ai eu le courage d’accepter le doute, que je me suislivré à ceux qui nient ma raison, rien ne pourra me fairereculer.

Peut-être suis-je encore trop loin delui ! À deux pieds cependant tout au plus. C’est encore tropsans doute. Il faut que je me rapproche, il faut – comment cettepensée ne m’est-elle pas venue plus tôt – que je sois auprès delui. Ah ! le couteau ! Oui, c’est cela !

La cloison est entamée. J’ai pu constater sonépaisseur. Ce n’est rien. Quelques planches ajustées. J’introduisle couteau dans une fente, la lame fait levier. La planche cédera.C’est peu solide. Je suis certain qu’il n’entendra rien,il est absorbé par le mystérieux qui l’obsède etl’étreint. Déjà la planche a plié, je puis passer mes deux mains.M’entendra-t-on du dehors ? Tout est calme. Les gardiens sontendormis. Et puis le bruit sera-t-il violent ? Je ne le croispas. Tenez ! j’avais bien raison de ne pas le croire. Voicique sous mon effort, lent, étudié – habilement étudié, je vous jure– la planche se sépare, la peinture s’est fendue dans toute salongueur, se craquelant sans bruit.

Là ! cette première planche reste entremes mains. Déjà, je puis passer le bras. Je l’ai touché, lui. Iln’a pas tressailli. Il n’a pas senti mes doigts qui s’appuyaientsur son corps. À l’ouvrage donc ! La nuit commence seulement,j’ai tout le temps de mener l’œuvre à bien. Il est curieux que jen’aie pas conçu plus tôt cette pensée. Je secoue la secondeplanche, méthodiquement, prêt à m’arrêter au moindre bruit,dépassant une certaine moyenne dont mon oreille a fixé l’intensité.Elle tient assez fortement, celle-là. Bah ! il serait tropridicule de se décourager… en si beau chemin. Je le disais bien… Lavoilà qui s’ébranle. Elle est plus large que je ne l’avais supposé,c’est ce qui explique sa résistance… L’ouverture sera plus quesuffisante.

Je pourrai passer… c’est fait. Il s’agitmaintenant de me glisser par cette ouverture. Oh ! cela n’estpas difficile. Je me dresse à demi sur mon lit… la tête d’abord,puis les épaules. Il faut que je me mette de biais – dechamp, comme disent les ouvriers – d’une main je m’appuieau lit, tout doucement. Mais, en vérité, il est inutile de prendretant de précautions. Golding n’est-il pas plongé dans une sorte decatalepsie intermittente, qui, j’en ai la conviction, ne cesseraqu’avec la nuit… la preuve de ceci, c’est que je suis dans sachambre, c’est que j’ai pu passer par-dessus le lit, que j’ai mêmeheurté ses jambes, et qu’il n’a pas eu conscience de maprésence.

Tenez, en cet instant, est-ce qu’il sait queje suis là, courbé sur lui, que je le touche, que je l’enveloppetout entier de mon regard ? Ah ! en vérité, cela estburlesque, de songer qu’un fou pourrait être aussihabile !

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