Histoires incroyables

III

« Edwards hésitait. Je devinais que sesaveux lui coûtaient horriblement. Je l’encourageai de monmieux.

« – Écoutez, cher ami, me dit-il :vous êtes-vous trouvé jamais dans quelque circonstance imprévue où,malgré vous, vous vous soyez senti envahir par un sentiment dontvous ne pouviez vous rendre maître… et, quoique très courageux,très hardi, très ardent, n’avez-vous jamais eu peur… oui,peur ? J’ai dit le mot… Je me suis battu, j’ai lutté contredes hommes dont la force était dix fois supérieure à la mienne… et,sur l’honneur !… je n’ai pas éprouvé la moindre hésitation.J’étais animé, excité, il se peut même que dans l’élan de la colèrerésistante, j’aie, comme on dit communément, perdu la tête, mais jen’ai pas eu peur. Oh ! mot horrible ! d’autantplus horrible pour celui qui en saisit toute la véritablesignification…

« Je voulais calmer Edwards. Il m’imposasilence d’un geste…

« – Oh ! laissez-moi parler… j’aibesoin de me donner… à moi-même… des explications, d’étudierl’incroyable phénomène qui s’est produit en moi… Tenez, mon ami, ily a dix ans de cela, j’étais dans l’Inde, je traversais une sortede bois… tout à coup un animal bondit vers moi. C’était un tigre.Involontairement, et sans aucune raison de vanité… puisque j’étaisseul… je souris, j’armai mon revolver… et en une seconde jerenversai l’animal sur le sol. Dans le moment précis, je ne merendais pas compte de mes impressions… Mais depuis, m’interrogeantmoi-même, j’ai acquis l’absolue conviction que je n’avais pas eupeur un seul instant, d’où la conservation complète de monsang-froid.

« – Que voulez-vous me prouver ? luidemandai-je avec une certaine impatience ; je sais tout ce quevous me pouvez dire au sujet de votre courage que jamais je n’aimis en doute…

« – Je vous ennuie, peut-être… jel’admets. Et cependant vous me savez, d’une part, assez intelligentpour que vous admettiez la nécessité de mon argumentation… d’autrepart, je comprends votre impatience. Écoutez-moi donccomplaisamment, j’arrive au récit de cette terrible nuit…

« Et, comme si le malheureux eût aperçudans un coin sombre quelque spectre invisible pour tous, ilfrissonna de tous ses membres.

« – Je vous écoute, lui dis-je en luiprenant la main.

« – Vous vous souvenez, reprit-il, del’état dans lequel vous aviez laissé ma pauvre et chère Marylorsque vous l’avez quittée… J’avoue que, quoique ayant perdu toutespoir, j’ai bu avidement, comme une rosée de bonheur, votreaffirmation de visite pour le lendemain… Vous êtes habiles, vousautres médecins, à tromper vos clients… Oh ! je disclients ! car pour tous, amis ou indifférents, vous avez, entant que praticiens, les mêmes procédés, vous souriez du mêmesourire, vous possédez le même calme imperturbable… acteurs quijouez une scène mondaine au pied d’un lit de mort…

« Il s’arrêta sans que jel’interrompisse. Il s’exaltait et mon devoir d’ami était de nepoint paraître m’apercevoir de l’aigreur de ses paroles.

« – Donc, reprit-il après un moment,j’espérais… et c’est peut-être cet espoir même qui est cause detout… Vous m’avez laissé seul, seul auprès de la mourante. Ilétait, vous ne l’avez pas oublié, onze heures à peine… Elle,l’adorée, ne parlait plus, ne se plaignait plus, ne semblait plussouffrir… toute blanche, couchée dans son lit blanc, elle avait lesyeux à demi fermés… J’entendais distinctement sa respiration, unpeu sifflante, saccadée, et cependant non sans une certainerégularité. Écoutant ce soupir intermittent qui n’avait rien durâle, je me rappelais une certaine fois dans ma vie m’être occupé àcaler une pendule, j’entends, à tenter de la remettre dans laposition d’équilibre… Le balancier avait des heurtementsirréguliers, inégaux ; puis, tout à coup, à je ne sais quelmouvement tenté par moi, la régularité s’établit tout à coup. Tic,tac, tic, tac… c’était fait. La pendule marchait. Et je me disaisque dans ce frêle organisme que la nature tenait en sa main, unaccident pouvait tout à coup se produire qui régularisât cetterespiration, tic, tac, tic, tac, régularité qui indiquerait lareprise normale du mouvement vital… Je songeais, je tenais dans mamain la main de la malade, elle avait une fraîcheur moite qui mesemblait de bon augure ; vous savez, nous autres, nous nesommes pas des savants, et la main brûlante nous effraye… Jeparlais à Mary, lui prodiguant les noms les plus doux et quirappelaient nos plus charmantes intimités… elle ne répondait pas,et toujours cette respiration… puis il y eut un soupir plus longque les autres et… un temps d’arrêt. Je la crus morte, et mepenchai vers elle. Les pommettes de ses joues étaient violettes,d’un violet doux et pâle… j’appliquai mes lèvres sur les siennes,comme si sous mon aspiration le souffle pouvait revenir pluspromptement. Il revint en effet, et l’intermittence reparut pendantun quart d’heure à peu près… puis nouvelle interruption, pluslongue cette fois… la main que je tenais se contracta quelque peu…elle se desserra… le souffle recommença son mouvement deva-et-vient… une heure se passa ainsi. Je retenais moi-même marespiration, je craignais de ne pas entendre ce qui était, pourmoi, la preuve de la persistance vitale. Je pensais à tout autrechose : c’est singulier, ma mémoire s’était arrêtée à unsouvenir de jeunesse et de joie. C’était une fête de mariage danslaquelle, en vérité, j’avais dansé comme pas un des jeunes gens lesplus réputés pour leur activité… Je revoyais les lustres chargés debougies, laissant tomber leurs taches blanches sur les habits desdanseurs… j’entendais les accords de l’orchestre qui se répétaientavec monotonie, frappant mon oreille de leur rythme cadencé…rythme… mesure… régularité… respiration… cet enchaînement d’idéesse fit… j’écoutai… Je n’entendis ni rythme, ni mesure, nirespiration… Elle ne respirait plus… elle… pendant que je m’égaraisdans les dédales de la mémoire et du passé… elle était morte…morte ! Avez-vous compris ? Étant là, auprès d’elle, àson chevet, je l’avais absolument abandonnée… j’écoutais lesmélodies d’un orchestre du passé… et le présent, c’est-à-dire ELLE,ma Mary, ma femme, mon amour… Mary était morte. Misérable quej’étais ! je l’avais laissée mourir seule… À cemoment suprême, elle m’avait peut-être cherché du regard, ellem’avait peut-être appelé mentalement. Elle était morte… croyant àmon oubli… étonnée de ne pas sentir ma main serrer la sienne…

« Il s’arrêta et essuya son front inondéde sueur.

« – Comprenez-vous bien maintenant lesimpressions qui suivirent ? Oh ! j’étais fou, fou, sivous voulez, en ce sens que mon désespoir était si complet, siprofond, qu’il n’admettait aucune consolation possible… Une seule…elle n’était pas morte… elle ne pouvait être morte… je ne voulaispas qu’elle fût morte… Avez-vous jamais éprouvé cetteimpression ?… Elle est bien étrange et bien vraie ; vousêtes là auprès d’un cadavre… vous savez que c’est un cadavre… maisvous refusez d’accepter cette certitude. Savez-vous ce que j’aifait, moi ?… J’ai crié à son oreille, je l’ai appelée :Mary ! Mary ! de toute la force de ma voix, m’efforçantd’envoyer le son droit et direct dans son oreille… Elle n’a pasbougé !… J’ai glissé ma main sous les draps… Je l’ai pincée,oui, pincée, meurtrie de mes ongles, espérant qu’un cri de douleurrévélerait la vie dans ce corps inanimé… Rien… rien… J’ai touttenté, tout ! Elle est restée immobile, inerte… morte !car elle était morte ! Alors il y a eu en moi comme unécroulement… j’ai senti s’effondrer tout mon être intérieur… et jesuis resté, stupide, stupéfié, veux-je dire, regardant cette chairque j’avais aimée et que n’animait plus l’esprit que j’avais adoré…Je ne puis insister, ce sont de ces impressions qui semblent durerun siècle et qui se traduisent en une minute… Je me disais :Elle est morte ! morte ! morte !… Là où était lemouvement est maintenant l’immobilité… C’est la fin, la nullité,l’annihilation ! La nuit passait, j’étais abruti, lemot est dur, mais vrai… Je regardais toujours… je voyais le draps’abaisser sur les membres de la morte… Il se formait des plisrectes, anguleux, pointus… et une sorte d’ivresse s’emparait demoi, atonie, impuissance, folie d’immobilité et d’anéantissement…Il était alors trois heures et demie Le jour venait. Était-ce lejour ? Une sorte de lueur pâle, blafarde, comme ce rayon quisort de l’œil d’un mort ou d’un fou… et la blancheur du litparaissait plus blanche, et la pâleur du visage plus pâle… Jeregardais la morte ! j’étais habitué à cette idée que toutétait fini, et pour jamais, pour jamais… Tout à coup…

« Ici Edwards me prit la main et me laserra comme entre des tenailles de fer.

« – Tout à coup… elle remua…Comprenez-vous ?… elle remua… Était-ce une convulsiondernière ?… je n’en sais rien ; mais voir ce cadavre,cette immobilité animée tout à coup de mouvement… Il n’y avait pasà douter, elle avait tendu les bras en avant… Ce que j’ai cru, jene le sais pas… mais j’ai eu peur… peur, PEUR !

« Elle avait remué, tout était là… Je mesuis jeté sur elle pour la forcer à rester immobile !… Après,je ne sais plus !…

 

« – Maintenant, dit le docteur,savez-vous, comprenez-vous ce que c’est que la peur !et admettez-vous que vos contes d’enfants soient purement etsimplement ridicules ! »

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