Histoires incroyables

IX

Dès que Maurice m’aperçut :

– Eh bien ! me dit-il, m’apportez-vous maphotographie ?

Je la lui remis aussitôt. Ce portrait avaitété tiré quelques heures après le crime ; la tête de lavictime respirait la terreur, les traits étaient convulsés, lesyeux à demi fermés. Du reste, je ne comprenais guère de quelintérêt pouvait être cette pièce dans la recherche de lavérité.

Maurice y jeta d’abord un regarddistrait ; puis tout à coup je vis son regard prendre cetteétrange fixité dont j’ai parlé. Il s’absorba pendant près d’unquart d’heure dans une contemplation muette que je n’osai pastroubler, bien que je brûlasse de lui faire part de mesobservations.

Il se leva, alla à sa bibliothèque, prit unlivre que je reconnus pour le traité de Lavater, nota un passage,puis ferma le livre et se tourna vers moi :

– Ah ! me dit-il, je vous demandepardon.

– Eh bien ! avez-vous quelqueindice ?

– Mon cher, reprit Maurice, vous avez lacuriosité des enfants. Depuis l’affaire de Lambert, vous me prenezpour une sorte d’escamoteur qui va faire disparaître une muscadesous un gobelet.

– Ne le croyez pas.

– Je ne vous en blâme pas. Ce sentiment estessentiellement naturel. Souvenez-vous seulement de ce que je vousai dit. Les causes attribuées à un fait, vous ai-je expliqué, nesont généralement que des causes secondaires ; on passepresque toujours à côté de la vérité.

– Et dans l’affaire Beaujon ?…

– Dans cette affaire plus que dans toute autreon a fait fausse route, j’en ai l’intime conviction…

– Beaujon est-il donc innocent, à votreavis ?

– Je ne dis ni oui ni non ; d’abord ilfaudrait nous entendre sur ce que vous appelez son innocence…

– A-t-il, oui ou non, commis le crime pourlequel il a été condamné ?

– Modifiez votre question. Dites : A-t-ilcommis l’acte ? Ici je puis déjà vous répondre : Oui, ila étranglé Defodon…

– Est-il coupable ?

– Ceci est à discuter.

– Voulez-vous que je vous explique mes idées àce sujet ?

– Certes.

Je racontai alors toutes les circonstances demon entretien avec l’avocat. Maurice m’écouta avec le plus grandsoin sans m’interrompre. J’aurais voulu provoquer un geste, un mot,une exclamation. J’avoue même que je comptais sur une approbationénergique.

Maurice resta parfaitement froid. J’eusquelque peine à dissimuler mon dépit, et dans mon for intérieurj’attribuai cette indifférence à une certaine jalousie demétier.

– Eh bien ? demandai-je.

– C’est ingénieux, répondit Maurice.

– Est-ce là tout ? m’écriai-je avec unecertaine impatience.

Maurice ne put s’empêcher de sourire.

– Mon cher ami, reprit-il, permettez-moi devous expliquer en quoi et pourquoi vous n’avez réalisé aucunedécouverte utile. Vous vous êtes basé dans vos recherches sur laseule question de sentiment. Si vous n’aviez pas assisté avec moi àce procès, autrement dit si vous n’étiez point venu au tribunalavec cette idée préconçue qu’il fallait absolumentdécouvrir un mystère, vous ne vous seriez pas même posé leproblème. Aujourd’hui il vous faut à tout prix une solution, etc’est sur cette nécessité, que vous vous êtes forgéevous-même, que vous bâtissez un système de toutes pièces. Votresystème d’aliénation mentale, à sa période d’incubation, estcurieux et séduisant à première vue ; dès que cette idée asurgi en vous, vous vous êtes dit : Cela pourrait être vrai,donc cela doit être vrai, donc cela est vrai. Alors vous avez élevévotre petit monument en l’adaptant à des bases de fantaisie.Comprenez-moi bien. Si dans certains faits de la cause, vous aviezvu poindre cette idée de folie ; si alors, saisissant en maince fil, si ténu qu’il parût, vous vous étiez engagé dans lelabyrinthe des circonstances accessoires et que peu à peu cespoints de repère se fussent rangés d’eux-mêmes sur votre route,vous conduisant insensiblement à la certitude, alors je vous diraisque vous avez raison, et je n’aurais pas assez de félicitations àvous adresser. Mais laissez-moi vous dire que vous avez agi defaçon toute différente. Vous avez admis d’abordl’aliénation mentale et vous avez fait entrer l’affaire Beaujondans votre cadre, la torturant au besoin comme sur un lit deProcuste.

Je baissai la tête, sentant toute la justessede ces observations.

– Et en résumé, continua l’impitoyableanalyste, sur quoi comptez-vous pour établir la véracité de votrehypothèse ? Sur un délai lui-même hypothétique, sur une chanceplus ou moins probable que la folie se développera par laréclusion, que l’accès qui se serait déjà produit se reproduirait.Mais supposez un instant que, ainsi que le fait s’est déjàprésenté, l’hallucination tout accidentelle ne se renouvellepoint ; supposez encore que la secousse même produite par lacondamnation ait amené la guérison, où en sera votredémonstration ?

– Assez ! m’écriai-je, je me rends.

– Vous vous rendez aussi vite que vous avez sutriompher. Croyez-moi, cher ami, pas plus de découragement qued’entraînement irréfléchi…

– Laissons cela. J’ai fait un impair,comme l’on dit.

– Du moins votre erreur n’est-elle pasdangereuse et ne fera-t-elle de tort à personne. Donc ne vousdésolez point, vos recherches même témoignent d’une grande volonté.Mais, comme vous le dites, laissons cela. J’ai besoin de vous.

– Je suis tout à vous, mais du moins ne metiendrez-vous point au courant du résultat de vosrecherches ?

– Si fait, mais laissez-moi me livrer d’abordà ces recherches. Pourriez-vous savoir si jamais Defodon a étémalade, et retrouver le médecin qui l’aurait soigné ?

– C’est facile.

– Comme nous n’avons pas de temps à perdre,j’abuserai de votre complaisance. Veuillez aller immédiatement àl’hôtel de Bretagne et du Périgord demander si la chambre occupéepar Defodon est libre et louez-la aussitôt pour moi. Surtout quel’on ne touche à rien et qu’on la laisse exactement en l’état oùelle se trouve…

– Cela sera fait.

– Bien. Maintenant, je vais vous demanderquelque chose qui pèsera à votre amitié. J’ai besoin de quinzejours d’absolue solitude. Voulez-vous me les donner ?…

– Oui, grand alchimiste. Je ne viendrai pastroubler le grand œuvre !

– Pour vous remercier, je vous diraiceci : Beaujon a étranglé Defodon. Son récit estabsolument vrai. Donc Beaujon est innocent.

– Et il n’est pas fou ?

Maurice se leva, me serra la main et me dit ensouriant :

– C’est aujourd’hui mardi, donc d’aujourd’huien quinze jours, je vous attends.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer