Histoires incroyables

I

J’ai toujours eu, je ne sais pourquoi, unetendance à m’intéresser aux procès de cours d’assises. Je ne suiscertes pas seul à nourrir cette curiosité, et je ne prétends pointnon plus par là justifier l’étrangeté – d’autres disentl’inconvenance – de ce goût exagéré. Je le constate, et rien deplus. Pas un procès de quelque importance ne se plaide sans que jesois immédiatement à l’affût des moindres détails, des plusinsignifiantes particularités. Dès que l’affaire est entamée, je meforme une opinion, je discute l’accusation, j’établis lesplaidoiries, je devance le verdict, et ce m’est une réellesatisfaction d’amour-propre lorsque je ne me suis pas trompé.

– Voici une affaire, disais-je ce soir-là àmon ami Maurice Parent, qui ne donnera pas grand-peine à messieursde la cour…

– De quoi s’agit-il ?

– Écoute le récit sommaire. Un étudiant, nomméBeaujon, a assassiné, par jalousie, un de ses camarades d’étude,Defodon. La justice a retrouvé tous les fils de l’affaire ;c’était mieux que jamais le cas de dire : « Où est lafemme ? » Et il n’a pas été difficile de ladécouvrir.

Je jetai à mon ami le journal que je tenais àla main, en ajoutant :

– Procès banal !

Maurice regarda ces quelques lignes,concernant l’affaire ; puis, repliant le journal :

– Ainsi, me dit-il, pour toi, cesrenseignements, donnés peut-être à la légère, te suffisent, et tonopinion est faite ?…

– Puisque le doute n’est pas possible !Je ne m’en préoccupe d’ailleurs pas. C’est là un de ces accidentsde trop peu d’importance pour qu’ils s’imposent à monattention.

Maurice réfléchit un moment :

– Voilà, reprit-il, une des plus singulièresdispositions de l’esprit humain. Dès qu’un événement se produit, unpoint frappe, commande aussitôt l’attention, et de ce point,souvent secondaire en réalité, on fait le pivot de toute uneargumentation. Il suffit qu’un souverain ait une fois laissééchapper un mot de bienveillance, pour que le surnom de juste ou degénéreux s’attache à son nom : c’est ainsi qu’Henri IV estdevenu le père du peuple de par la poule au pot. Et demême en toutes choses. Cette observation s’applique toutparticulièrement aux procès criminels. Sur une circonstance qui neprésente le plus souvent aucun intérêt sérieux, vous bâtissez toutun système de déductions, et votre décision répond, non pas àl’ensemble des faits véritables, mais à la suite d’idées qu’unsimple détail a éveillées en vous…

– Il est cependant des cas où l’évidence esttelle que ce serait une folie que de se refuser à la constater.

– L’évidence prétendue est la source même detoutes les erreurs.

Ces affirmations me piquaient au vif. J’ensentais la justesse, mais ne voulais point m’y rendre. Si bien queje proposai à Maurice d’assister au procès de Beaujon, certain quej’étais de réduire ses théories à néant par la simplicité même del’affaire et l’impossibilité où il se trouverait nécessairement dediscuter cette évidence qu’il niait.

Pendant que nous nous rendions au Palais,j’escomptais déjà le plaisir que j’aurais plus tard à confondre sesthéories. Il m’écouta longtemps ; seulement un souriresoulevait sa lèvre. Je m’impatientais de cette ironielatente ; il reprit tout à coup sa physionomie sérieuse.

– Mon cher ami, me dit-il, je vous affirme quedans la plupart des cas les accusés sont condamnés ou acquittés,non en raison des circonstances réelles de l’événement auquel ilsse sont trouvés mêlés, mais bien d’après un système que bâtit à sonpropre usage soit l’accusation, soit la défense. L’esprit humainest ainsi fait que l’accusé, alors même que son sort dépend d’unefranchise absolue, cache volontairement une série de détails qui,pour paraître insignifiants, ne constituent pas moins le plussouvent le canevas réel de l’affaire. L’amour-propre est le plusfort, mais un amour-propre mesquin et étroit. L’homme avouera avoirfrappé sa victime, mais niera par exemple qu’elle lui ait reprochésa laideur ou un défaut caché de constitution ; jamais il nefera connaître de lui-même une circonstance qui le rendraitridicule. Il préfère s’avouer criminel. Ceci est un des côtés de laquestion ; il peut arriver encore, et le fait se produitfréquemment, que ces circonstances soient inconnues à l’accusélui-même aussi bien qu’au ministère public. Dans tout fait, quelqu’il soit, il se trouve des points accessoires, dont l’influencelatente n’en a pas moins de puissance. Les acteurs du drame lasubissent sans l’analyser, sans en avoir même conscience…

– D’où vous concluez ?…

– D’où je conclus que, si le coupable estcondamné pour le fait matériel, brutal, la connaissance de lavérité complète pourrait le plus souvent modifier le verdict dujury, soit dans le sens de l’aggravation, soit, au contraire, dansle sens de l’acquittement. Encore un mot : en France, lesystème des circonstances atténuantes n’est point basé sur un autreraisonnement. On a laissé à la conscience des jurés l’appréciationde circonstances dont la matérialité ne s’impose pas…

Nous étions arrivés à la cour d’assises.

Maurice redevint grave et silencieux. Je melaissai guider.

Nous étions entrés des premiers : aussipûmes-nous choisir nos places. Ainsi qu’on le sait, le tribunalétant rangé sur une estrade, au fond de l’hémicycle, l’accusé seplace à droite, ayant devant lui son avocat ; à gauche, leprocureur général ou son substitut ; plus en avant, lesjurés ; devant la cour, l’enceinte réservée aux témoins. Aumilieu de cet espace laissé libre, la table chargée des piècesdites à conviction.

Maurice se fit expliquer ces détails avantl’ouverture des débats.

– Plaçons-nous de telle sorte que nouspuissions voir et l’accusé et les témoins, seuls acteurs dontl’observation nous soit utile. Il est malheureux que les témoins nedoivent nous apparaître que de dos. Mais cet empêchement neconstitue pas une difficulté aussi importante qu’elle le paraît aupremier coup d’œil. Dans une affaire d’où la passion semble devoirêtre exclue, le seul point à noter – quant aux témoins – est leurdegré d’éducation et d’intelligence. Nous devons pouvoir jeter unregard sur leur physionomie au moment où ils se rendent à labarre ; puis l’examen de leur costume fera le reste.

Nous nous installâmes donc, à gauche dutribunal, auprès de la tribune des jurés. De là, nous pouvions voiren plein le visage de l’accusé.

Après les préliminaires d’usage, l’assassinfut introduit. Le mouvement ordinaire, partie de curiosité, partied’intérêt, se manifesta dans l’assistance, compacte et composée enmajorité de dames, dont quelques-unes appartenaient à ce qu’on estconvenu d’appeler la plus haute société.

Rien de plus insignifiant d’ailleurs quel’accusé : il se pouvait définir d’un mot : un beaugarçon. Des cheveux châtains bouclant naturellement, pommadés etséparés par une raie irréprochable. De grands yeux, trop bienfendus, à cils longs : regard sans expression particulière.Une barbe d’un beau châtain, taillée en éventail, peignée etfrisée. Le nez droit, un peu fort. La bouche encadrée par unemoustache assez fournie. La lèvre inférieure un peu épaisse. Leteint très clair. En résumé une de ces têtes comme on en rencontreà chaque pas. Rien à signaler au point de vue de l’expression, nien bien ni en mal. Pour costume, redingote noire, gilet montant,linge très blanc, col rabattu, dégageant le cou. Bonne tenue, pointde fanfaronnade, mais aussi peu de fermeté. Sur tous ses traits,dans tous ses gestes, une sorte d’inquiétude étonnée. Grandepolitesse pour les gendarmes. L’avocat s’étant retourné pour luiparler, l’accusé rougit comme s’il eût été surpris de cettecondescendance.

Le silence établi, le jury constitué, legreffier donna lecture de l’acte d’accusation.

ACTE D’ACCUSATION

« Le 23 avril dernier, à neuf heures dusoir, des cris se faisaient entendre dans une chambre garnie del’hôtel de Bretagne et du Périgord situé rue des Grès, n° 27.Cette chambre, au deuxième étage, était occupée par un jeune hommede vingt-six ans, Jules Defodon. En même temps que retentissaientles cris, le bruit d’une lutte violente attirait l’attention desvoisins. Un instant après, la porte de la chambre s’ouvraitvivement, et Pierre Beaujon s’élançait dans l’escalier, poussantdes cris inarticulés, et se précipitait vers la rue. Le conciergede la maison, M. Tremplier, surpris de ces allures, préoccupédes cris entendus, s’opposait à sa sortie, et, malgré ses efforts,le maintenait avec énergie. En même temps, les voisins pénétraientdans la chambre d’où les bruits étaient partis. Là un terriblespectacle frappait leurs regards. Jules Defodon gisait sur leplancher, sur le dos, la face contractée, la physionomie convulséecomme s’il eût, jusque dans la mort, jeté à son meurtrier unedernière et suprême imprécation. Un homme de l’art, demeurant dansla maison, fut aussitôt appelé.

« Le corps n’était vêtu que d’une chemisede nuit. Il portait au cou des empreintes de doigts fortementserrés. Le nommé Pierre Beaujon, ramené dans la chambre, ne putregarder en face le cadavre encore chaud de sa victime. Ils’évanouit. Le commissaire de police du quartier vint faire lespremières constatations ; puis l’autorité judiciaire se livraà une longue et minutieuse enquête qui a révélé les faitssuivants ; les détails recueillis jettent sur cettemystérieuse affaire une lumière qui ne laisse aucune circonstancedans l’ombre.

« Jules Defodon est né à Rennes, le1er mai 184… Il appartient à l’une des meilleuresfamilles du pays, et son père a occupé un siège élevé dans lamagistrature ; il fut envoyé à Paris, il y a six ans, pourachever ses études de droit. Sa conduite fut pendant longtempsexemplaire. Mais peu à peu il se lia avec des jeunes gens de sonâge, et ses habitudes devinrent moins régulières. Nerveux etmaladif, il se laissa entraîner à des excès qui, sans cependantcompromettre sérieusement son avenir, influèrent sur la marche deses études. Au nombre de ces connaissances nouvelles, l’accusationsignale Pierre Beaujon.

« L’homme qui est assis en ce moment surle banc des accusés est né à Paris ; il est âgé de trois ansde moins que Defodon. Étudiant en droit, il s’est signalé par soninexactitude aux cours, et ses échecs ont été nombreux dans lesexamens qu’il a subis. Orphelin dès son enfance, il n’a pas reçules enseignements précieux de la famille. Rien cependant n’eûtprouvé en lui les tendances perverses qui devaient l’entraînerjusqu’au crime, si une de ces liaisons, malheureusement tropfréquentes dans le monde des jeunes gens, ne fût venue éveiller enlui des passions violentes.

« Une de ces femmes qui se font un jeu del’honneur des familles, Annette Gangrelot, connue dans la sociétéinterlope sous le nom de la Bestia, attira les hommages deBeaujon qui en devint éperdument amoureux.

« Une rencontre fortuite la mit enrelations avec Defodon, et elle ne tarda pas à s’abandonnerégalement à lui.

« De là surgit entre les deux jeunes gensune haine sourde, peu apparente et qui devait éclater dans toute saviolence à la soirée du 23 avril.

« Annette Gangrelot partageait sesfaveurs entre ses deux amis, qui se cachaient l’un de l’autre avecun soin égal. Cependant Beaujon semble s’être aperçu le premier desinfidélités de sa maîtresse ; le 15 mars, dans un café duquartier latin, il s’écriait en parlant à cette fille :« Si tu me trompais, je te tordrais le cou et puis ensuite àton amant ! »

« Une scène de violence se passa dans lemême établissement quelques jours après. Beaujon, étant ivre,voulut frapper la Gangrelot, et lui tint ce langage odieux dontnous devons adoucir les termes : « Si tu as desrelations avec quelqu’un, j’aime mieux que ce soit avecDefodon plutôt qu’avec tout autre. » Mais en prononçant cesparoles il était dans un tel état d’exaspération, que ses amisdurent intervenir pour éviter un malheur, c’estl’expression employée par un des témoins.

« Les explications données par l’accusépeuvent se résumer ainsi :

« Ni lui, ni Defodon n’éprouvaient pourla fille Gangrelot d’affection sérieuse. Chacun d’eux connaissaitparfaitement les relations que cette femme avait avec son camarade,et c’était d’un commun accord qu’ils s’amusaient, dit Beaujon, àfeindre une jalousie qu’ils ne ressentaient pas.

« Sans nous arrêter à l’immoralitéprofonde que révélerait une pareille entente, d’ailleurs si peunaturelle et si invraisemblable, il convient d’arrêter sonattention sur quelques détails probants.

« Lors d’une perquisition faite dans lachambre de Beaujon, il a été découvert une photographie de la filleGangrelot, dont la tête avait été à demi lacérée à coups decanif ; de plus, une lettre, trouvée sur son bureau, porte cesmots inachevés : « Tu m’enlèves la Bestia… tu mele payeras ! » Cette lettre était évidemment destinée àDefodon.

« Chez Defodon se trouvait une autrephotographie de la même personne, avec ces mots écrits de la mainde la victime : « À toi mon cœur ! à toi mavie ! » Il est donc indiscutable que ces deux jeunes genséprouvaient pour la Gangrelot une passion réelle et que la jalousieles animait. Quelques jours avant le crime, ils eurent unediscussion assez vive dans la pension où ils prenaient leursrepas ; et Beaujon, saisissant un couteau, s’écria ens’adressant à Defodon : « Je vais te dépouiller comme unlapin ! » Cette discussion semblait d’ailleurs n’avoirpour prétexte qu’une plaisanterie ; mais elle est évidemmentl’indice d’un antagonisme toujours prêt à éclater et à se traduireen violences.

« Que s’est-il donc passé dans la soiréedu 23 avril ? Defodon et Beaujon étaient allés dîner ensembleà leur pension bourgeoise. Rien ne paraissait indiquer unemésintelligence plus grande qu’à l’ordinaire. La conversation roulasur divers sujets insignifiants. Defodon semblait mal àl’aise ; il parlait peu et se plaignait d’une sorte defaiblesse générale. Était-il sous le coup d’un de cespressentiments inexplicables, dont le secret n’a pu encore êtresaisi par la science ? À la fin du dîner, il manifestal’intention de rentrer chez lui pour se mettre au lit. Un de sesamis, le nommé Singer, proposa de l’accompagner et de passer lasoirée avec lui. Mais Beaujon intervint vivement, endisant :

« – Mais, ne suis-je pas là ? Je luisuffirai bien.

« L’événement a prouvé combien cesderniers mots, sous leur insignifiance apparente, cachaientd’ironie et de menaces.

« Un témoin rapporte encore ce propos. Aumoment où Defodon et Beaujon se retiraient, quelqu’un dit aupremier : « À demain ! – Oh ! à demain !fit Beaujon, je ne crois pas. Il a besoin de repos. »

« Les deux jeunes gens rentrèrent àl’hôtel. Que s’est-il passé de huit à neuf heures ? c’est ceque l’accusation n’a pu établir de façon certaine. Ils étaientseuls, et rien n’a été entendu jusqu’à la scène suprême. Évidemmentune discussion s’engagea entre Defodon et son meurtrier. Defodonétait couché. Attaqué par le meurtrier, il se leva pour se défendreet vint tomber au milieu de la chambre, tandis que Beaujon leserrait à la gorge.

« Les explications fournies par Beaujonne présentent aucune vraisemblance. Selon lui, son ami causait aveclui de la façon la plus calme, lorsque tout à coup son visage, sansraison apparente, aurait exprimé la plus grande terreur. Il seserait levé de son lit, en proie à une inexprimable frayeur, et seserait jeté sur Beaujon, qu’il aurait étreint fortement. L’accusé amontré à l’appui de son dire une ecchymose à l’épaule, qui semblaiten effet produite par les ongles de sa victime. Ce serait alorspour se défendre que Beaujon aurait saisi Defodon à la gorge ;involontairement, il aurait exercé une pression plus violente qu’ilne le croyait. Puis, quand il aurait vu son ami tomber sans vie, ilaurait été pris d’une terreur si vive qu’il se serait enfui, ainsiqu’il a été dit.

« Ce système, que tout contredit, a étésoutenu par l’accusé avec une rare ténacité ; il n’en est pasmoins inacceptable. Et toutes les circonstances, soigneusementgroupées par l’instruction, prouvent qu’une fois de plus la sociétéa à déplorer un de ces crimes enfantés par la jalousie et lespassions mauvaises…

« En conséquence, Beaujon (Pierre-Alexis)est accusé d’avoir, dans la soirée du 23 avril, volontairement etavec préméditation, donné la mort à Defodon (Jules-François-Émile),crime prévu et puni…, etc. »

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