Histoires incroyables

XXVII

« L’eau-de-vie ! je ne sais pas demot qui sonne plus effroyablement à mon oreille ; et après silongtemps – oh ! si longtemps – je ne songe point sans terreurà cette nuit d’angoisses sinistres et d’éblouissements lugubres. Dequelles étreintes poignantes fut encerclé mon cerveau ! Desgriffes de fer déchirèrent ma poitrine. Mais il faut mieux que jevous dise ce que je ressentis.

« J’avais deviné ce qu’était cettehorrible ivresse. Je ne doutais pas que, malgré ma force, il ne mefût impossible de garder la libre conscience de mes actes. J’avaisvu ces brutes ivres, que l’alcool a rendus semblables aux fous descabanons, qui, saturés d’eau-de-vie, branlent la tête à droite et àgauche et disent des mots sans suite, l’œil fixe et terne.

« Je pressentais que je seraisainsi : je me voyais glissant sur la pente déclive qui mène àla folie ou gravissant les cimes folles du deliriumtremens.

« Il ne suffisait plus de placer à portéede mes yeux un point de repère sur lequel doivent, dans toutes lespériodes de l’ébriété, retomber mes regards… il fallait donner àcet appel du souvenir une forme plus matérielle, plus frappante,plus attirante. Et voici ce que j’imaginai.

« Je fis fabriquer un timbre, large coupede bronze au son long, mat et lourd. À ce timbre muni d’un marteaufut adopté un mécanisme d’horlogerie pouvant marcher vingt-quatreheures. Le marteau se soulevait toutes les deux minutes etretombait sur le bronze ; le son éclatait, vibrant et fort,puis s’étendait en nappes larges pour s’éteindre peu à peu, commes’efface sur la mer le sillage d’une énorme vague. Mais, à cemoment, le marteau frappait encore, voix toujours prête, jamaisfatiguée, qui, semblable à un glas funèbre, me criait : Songeà ta vengeance.

« Et je saisis le flacond’eau-de-vie.

« J’étais debout, la chambre avait étédégarnie de meubles ; je pouvais avoir besoin de mouvement.Les murs étaient couverts de tapisserie. Il fallait que je pussebondir, tomber, me rouler sur le sol… c’était dans l’accès même quel’idée de la vengeance-type devait surgir.

« Je bus.

« Mêmes effets d’abord qu’avec le vin. Unengourdissement, le bourdonnement aux oreilles. Cependant la boucheétait brûlante, la langue se séchait, la gorge se crispait sous leliquide. Mais la tête était libre, l’intelligence vivace, l’oreillenette, le bruit du timbre lui parvenait clair et régulier.

« Je bus encore. Ce fut une étrangesensation. Il me sembla que sur les parois de ma poitrine, leliquide coulait en rapides gouttelettes, traçant dans la chair viveun sillon corrosif. Ce fut une douleur, et malgré moi je portai lesmains à mon cou. Un hoquet convulsif contractait mon gosier… lemonstre eau-de-vie posait sa main de fer sur mon être toutentier.

« Après, je ne sus plus rien. Je buvaiscependant, et vaguement, je regardais avec hébétement ma main quiallait de la bouteille au verre et portait le verre à mes lèvres.Je ne savais plus où était tout cela et de ma main tremblotante,j’étais obligé de chercher sur la table le flacon qui me fuyait…Puis je tournai sur moi-même. Il me semblait ne plus rien entendre.Le timbre se serait-il arrêté ?

« Non, tout à coup… bien loin, comme siquelque forgeron inconnu eût battu son enclume à une lieue de moi,je perçus le glas… mais si faiblement, si faiblement que je necompris pas tout d’abord d’où venait ce bruit. Tous les sons meparvenaient-ils ? Je ne le crois pas. Car, il me paraissaitque de longues, bien longues minutes se passaient. Le temps sedoublait, comme l’espace qui me séparait du son.

« Et le moi physique était dansun tel état de fatigue et de surexcitation, que l’âmerestait sourde, muette, sans pensée, sans dessein… Je busencore.

« Alors il se fit en moi comme undéchirement. Quelque chose comme une écorce fut arrachée de moncerveau. Tout mon être sortit de la chape de plomb qui l’écrasait,comme les damnés du Dante… je voyais, j’entendais clairement,librement. Je voyais plus juste et plus loin qu’à l’état sain, lesmurs s’étaient reculés. J’entendais plus précipité le tintement dutimbre ; évidemment, ce n’étaient plus deux minutes quis’écoulaient entre les sons. À peine quelques secondes.Bôm ! Bôm ! Bôm ! Et ce n’était plus sur lebronze que frappait le marteau, mais là, sur mon crâne, et leseffluves de l’eau-de-vie, montant violemment, frappent endedans mon crâne, qui s’ébranle sous cette doublepression…

« Je tourne sur moi-même. Pourquoi ?je ne le sais pas. Je suis quelque chose qui m’échappesans cesse dans un mouvement giratoire. Du reste, mes pieds netouchent pas la terre… Oh ! non, je ne sens pas le sol, je nepèse point sur le parquet… Je marche sur de l’étoupe qui s’enfoncesous moi. Sorte d’enlisement. Je veux retirer mes jambes de ceterrain mouvant… et mes pieds sont trop lourds… je trébuche et jetombe.

« Immobilité ! apaisement ! jene sens plus, je ne vois plus, je suis tué… non, le glas retentit àmes oreilles. Le glas ! oh ! je sais ce que cela veutdire ! La vengeance ! la vengeance ! Il me fauttrouver des moyens ignorés, des tortures inconnues… C’est là ce queje cherche, c’est pour cela que j’ai bu de l’eau-de-vie… c’est pourcela que je suis effroyablement ivre…

« Effroyablement, oui. Car ici commencela vision effroyable. J’ai fermé les yeux pour me recueillir. Cen’est plus du sang qui coule dans mes veines, c’est du feu… dufeu ! du feu partout ! la flamme m’environne, elle brûlemes yeux, ma tête, ma poitrine… d’immenses vagues de flammesm’entourent et m’emprisonnent ; elles ont la couleur del’eau-de-vie.

« De leurs langues jaunâtres, elles melèchent et me happent. Et le timbre, le timbre !Bôm ! Bôm ! Vengeance ! Oui, c’est cela,voici que du milieu de ces flammes sortent des bras hideux qui seterminent par des fourches de fer, des tridents rougis… Comme celatrouerait bien des chairs et déchirerait hideusement un corpshumain… Puis des roues à dents aiguës qui tournent, tournent avecune rapidité vertigineuse, emportant aux angles de leurs crocs deslambeaux pantelants… Puis d’énormes moutons de fonte quise soulèvent, se suspendent un instant dans l’air et tombent, serelèvent et retombent… sur quelque chose de spongieux comme lachair humaine. C’est un clapotement… il doit y avoir bien du sangqui coule sous cette pression énorme !

« Et la flamme tourbillonne sans cesse.Elle a des lames acérées et des pointes qui déchirent… Je suis aumilieu de tout cet arsenal de tortionnaire… S’il m’allait toucher,si l’un de ces engins diaboliques effleurait mon corps… J’ai peur…et je bois pour n’avoir plus peur. Et j’entends le glas :Bôm ! Bôm !

« Ah ! que n’est-il là ! je lejetterais vivant dans ces engrenages qui se croisent, et je leretiendrais pour que le déchirement ne se fît pas trop vite… Oui,c’est là la torture, c’est là la mort horrible que je n’ai pasentrevue dans mes rêves.

« Un dernier verre : je me dresse,raide, automatique… et de toute ma hauteur je tombe sur leparquet.

« Nuit horrible ! Délireinutile ! Comme le vin, l’eau-de-vie a été muette… J’ai mentitout à l’heure : non, il n’y a pas une seule de ces torturesque je n’aie rêvée…

« Et ce n’est point cela qu’il mefaut !

« L’ivresse ne serait-elle pas la vraieconseillère de l’horrible ! Si fait ! Il reste encore unetentative à faire.

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