Histoires incroyables

XXXIII

« – Écoutez, me dit Turnpike, l’accidentdu mois dernier m’a causé quelques inquiétudes, non pour moi… carje ne crains pas la mort !… Mais je ne considère rien commeaussi ridicule que de disparaître brusquement, brutalement et delaisser toutes ses affaires en suspens.

« – Que veux-tu dire ?

« – Voici. Si je mourais intestat, toutema fortune, et elle est considérable, tu le sais, retournerait àl’État… Je n’ai pas d’héritiers directs, et je ne connais aucunparent. Mais si je n’ai pas vécu seul, si mon existence ne s’estpas écoulée dans l’isolement, après le malheur terrible qui m’afrappé, c’est que j’avais auprès de moi un ami sûr, sincère, audévouement infatigable… Cet ami, c’est toi.

« – Ne mérites-tu pas d’être aimé !Et les douleurs qui t’ont accablé t’ont rendu à mes yeux encoreplus digne d’affection.

« – Je sais que tu es bon, et que toncœur est plein de délicatesse… Laisse-moi donc achever. Je n’aipoint peur, tu le sais. J’admets parfaitement que l’indisposition àlaquelle je faisais allusion tout à l’heure ait été tout à faitaccidentelle. Cependant le propre de l’homme vraiment fort est dene jamais se laisser surprendre. J’ai donc résolu de faire montestament.

« – Ne parle point ainsi. Peux-tu bien,toi, heureux, riche, peux-tu bien songer à la mort ?

« – Je ne songe pas à elle, mais il sepourrait qu’elle songeât à moi, reprit-il en souriant. Marésolution est d’ailleurs irrévocable et, pour te le prouver, sacheque je suis allé hier chez mon agent d’affaires et que j’ai déposéentre ses mains l’acte qui te constitue mon seul et uniquehéritier… ? À toi, après ma mort, tout ce que je possède, toutsans exception, sans en distraire même le portrait de labien-aimée… Je veux qu’elle reste sous tes yeux et que, laregardant, tu te souviennes des jours les plus heureux que ton amiTurnpike ait passés sur cette terre…

« Je protestai. Point n’est besoin de ledire. Pourquoi me tout donner, à moi ? Était-il sûr que jen’en fusse pas indigne ? Et puis, pouvais-je bien accepter undon aussi considérable, qui semblerait un payement de monamitié ?…

« Il persista. Je n’en avais jamaisdouté. Ainsi l’homme qui allait mourir par moi avait jusqu’à ladernière minute une profonde confiance en moi seul… et j’étaisheureux d’avance en songeant à ce que serait le réveil, lorsque mepressant à son chevet, je lui dirais : Tu m’aimes et je tehais. Tu m’appelles ton ami et je suis ton assassin !

« Nul ne saura jamais quelle âprejouissance j’ai ressentie dans ces mille détails, circonstancesfutiles en apparence, et qui semblent aujourd’hui siinsignifiantes…

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