Histoires incroyables

VII

« La haine – je n’ai pas encore tout dit– doit, pour être réelle, ne pas procéder de la colère… Frapperdans un accès de fureur c’est, ou ne pas haïr, ou se retirerbénévolement la jouissance de la longue sensation de cette hainesatisfaite… Oh ! la première fois que je me dis : Je haiscet homme ! j’écoutai ce mot comme pour en biensaisir toute la signification. Je me le répétai lentement. D’abord,il ne résonna dans mon cerveau que comme une expression banale,antithèse du mot amour. Il impliquait alors unsimple désir de vengeance. J’entends par simplele désir d’une vengeance brusque, élémentaire… quoi ? unempoisonnement, un coup de couteau bien dirigé, fouillant en unélan jusqu’aux sources de la vie… Mais dès lors, je me dis :« Ce ne peut être là ce que je veux. Je sens que cettesatisfaction serait incomplète. » Alors, raisonnant parassimilation, j’étudiai le mot amour… et la multiplicitédes jouissances contenues dans l’assouvissement d’un désir – passéà l’état de besoin inéluctable, – m’apparut dans toute sanetteté.

« Toutes les passions sont adéquatesl’une à l’autre, me disais-je, toutes peuvent, procédant d’une mêmecause, atteindre au même paroxysme… Celui qui veut jouir de lasatisfaction passionnelle dans toute son étendue doit, avant tout,étudier l’organe qui est en quelque sorte le moyen decette satisfaction, et le développer autant que la nature humainele peut supporter.

« L’amant banal obtient sa maîtresse, enfrappant dès l’abord les plus grands coups : il se laisseentraîner par l’attraction qui l’attire, et lorsqu’il arrive à sonbut, il ne possède pas l’objet de son désir : il est possédépar lui. D’où jouissance incomplète… Celui-là est artistequi sait, étudiant les nuances de sa propre passion, la retenanthabilement, la comprimant, lui ouvrant une issue au moment choisi,profiter d’une concentration de forces obtenueartificiellement…

« Et je voulus, prenant une à une mesfacultés comme un ouvrier prend ses outils, étudier quel parti j’enpouvais tirer au point de vue de ma passion haineuse… Il ne fallaitperdre aucun des moyens de l’assouvir, et au contraireaffiler chacune de ces facultés, afin de la rendre plusaiguë, et au moment décisif, moment choisi par moi, achever l’œuvredans son perfectionnement. Autrefois on demandait à l’ouvrier unchef-d’œuvre : il y rêvait d’abord, puis il faisait deséconomies pour acheter des outils du plus fin acier, et encore, lesayant achetés, il les revoyait, les étudiait, lesessayait, les pesait dans sa main pour que ses doigts s’yhabituassent, afin que nul ne pût glisser plus vite que sa volonté…et lorsque tout était préparé, lorsqu’aucun détail n’était négligé,il se mettait au travail… et le chef-d’œuvre était fait.

« J’ai voulu faire, moi, mon chef-d’œuvrede haine.

« L’ouvrier doit encore choisir lamatière sur laquelle va s’exercer son habileté, la préparer,étudier si toutes les parties sont également aptes à recevoir lecoup de ciseau…

« Moi, j’ai pétri cette matière pendantdix ans avant d’y enfoncer mon scalpel. Elle était apte àsouffrir.

 

« Pourquoi l’ai-je haï ? Il faut queje me souvienne ; il faut que je retrouve, brûlante,l’étincelle qui alluma l’incendie dévorant… Sur mon âme, j’hésite àtout dire. Car ceux qui m’écoutent diront : « Quoi ?ce n’était que cela ! » Et lorsque je compterai une à uneles tortures qui ont été ma vengeance, ils trouveront cela plusgrand que ceci.

« Eh ! que m’importe ? aprèstout ! Je suis moi, dans toute la plénitude de mavitalité, et je sens encore aujourd’hui une main de fer qui medéchire la poitrine… Oh ! cette nuit ! cettenuit !

« Allons ! ai-je donc encore uncœur ! Si tu existes en moi, viscère lâche et pleurard,tais-toi, et laisse-moi parler. Et pour quelques contractions queréveille encore le souvenir de son crime, je te prometsles âcres épanouissements du souvenir vengeur.

« Est-ce qu’il n’y a pas balance entre lemal qu’il t’a fait et le mal que je lui ai fait ?Sois franc, mon cœur ; s’il y a défaut d’équilibre, n’est-ilpas tout à mon avantage ?

« Nous vivions à Green-House, tousdeux : lui, bon ; moi dans l’attente, ne connaissant pasencore ma destinée, frappant en vain mon cerveau pour en fairejaillir la pensée maîtresse… Elle vint !

« Elle ! Elle ! Il faut que jeparle d’elle, il faut que je la nomme… Clary ! belle, oui,belle, oh ! plus qu’il n’est permis à une créature humaine,bonne, adorable, que sais-je ? Est-ce que je trouve des mots,stupides adjectifs, eunuques baveux devant la reine dusérail ? Puis, avez-vous besoin de savoir quelle elleétait ? Vous auriez l’audace, plats valets, de créercette reine dans votre imagination d’idiots… La créer !vous ! mais la mouler dans votre cerveau, ce serait laprofaner ! Il ne faut pas, je ne veux pas que votre penséemême la touche… Ce contact – immatériel – la souillerait. Je vousai dit son nom… j’aurais dû le taire. Qui sait s’il ne vous a pasrappelé quelque ridicule beauté qu’hier encore vous avez honorée devos regards !

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