Histoires incroyables

II

Troisième personnage ; le docteurAloysius, maître de la maison. Pour parler de lui, la transitionest facile. Car seul, on le voyait quatre ou cinq fois par ansortir de la maison fermée. Ce jour-là la porte laissait passer unesorte d’émaciation vivante qui avait une tête, des bras et desjambes et qui devait avoir évidemment la prétention d’appartenir àla race humaine. La tête était pointue, anguleuse : il y avaitau-devant de cette tête un visage jaune qui, si la peau eût étégrattée, aurait peut-être révélé le plus curieux de tous lespalimpsestes ; ce visage avait une proéminence dans laquelleon avait quelque peine à reconnaître un nez, tant les narinesserrées faisaient ressembler la chose à un morceau de lame decouteau, fichée entre deux joues, d’ailleurs plates et creuses. Labouche était un trou pale, au fond duquel on eût en vain cherchédes dents. Les gencives avaient la couleur des lèvres, idest, point de couleur. Les yeux étaient noirs comme del’anthracite, le crâne pelé, la barbe absente. Rien de l’oiseau deproie cependant : dans toute la physionomie, une bonasseriemorne, une inertie peut-être inoffensive, mais peut-être cachantl’indifférence la plus absolue pour le bien comme pour le mal.

Les jambes, véritables types de fuseaux,sortaient d’un sac sans forme, qui avait dû être noir mat, maisétait lustré par l’usure et la vieillesse. Les mains osseusess’étendaient hors des manches élimées et toutes frangées.

Donc le docteur Aloysius paraissait au seuilde la maison : un autre personnage l’accompagnait jusqu’auperron. C’était le quatrième : maître Truphêmus.

Antithèse vivante de chair et d’os. De chairsurtout. Truphêmus était rond : il représentait le cerclecomme Aloysius la ligne droite. Et, en vérité, moins le cercle quela sphère. Tout était rond en Truphêmus, ensemble et détails.Agglomération de boules formant boule.

La tête d’abord, ronde avec des yeux ronds,bombés ; une bouche ronde, des joues rondes, un menton rond,un nez rond. Les épaules fuyaient dans une douce déclivité pourencadrer un thorax qui ne faisait qu’un avec le ventre, proéminentet se fondant avec les hanches, les cuisses et le reste. Le dosvoûté ne déparait pas cette sphéricité : rien de droit nebrisait cette courbe. Les jambes complétaient, pôle sud, la têtequi figurait le pôle nord. On eût dit une outre qu’un verriervenait de remplir d’un souffle vigoureux.

Les deux docteurs causaient un instant sur lepas de la porte. Maître Aloysius tirait de sa poche un papier qu’ildéroulait, puis lisait quelque chose que maître Truphêmus écoutaitavec l’attention la plus profonde. C’était une liste. Truphêmushochait la tête, approuvait ou avançait les lèvres, comme pourdire : Heu ! heu ! peu utile ! Alors Aloysiusbiffait. Ce travail de vérification achevé, Aloysius remettait lepapier dans sa poche, tendait à Truphêmus sa main longue quienserrait les doigts potelés de son compagnon.

La porte se refermait, Aloysius partait.

Son absence durait jusqu’au soir. Vers sixheures, on voyait sur la route quelque chose d’insolite. C’étaitune voiture à bras, tirée par un homme. Maître Aloysius marchaitderrière, couvant de son regard noir la cargaison du véhicule.

Cargaison bien étrange. Un amas de ferraille.Des débris de métaux de toute sorte ; puis pêle-mêle desflacons, pleins de matières de toutes couleurs, du bleu, du jaune,du vert, du rouge, voire même du blanc. La voiture était lourde,car l’homme suait et ses épaules, tendues en avant, s’arquaientsous la pression des bridelles de cuir. Par bonheur, la route étaitplane.

Le cortège arrivait devant Quiet-House. MaîtreAloysius enjoignait au portefaix de s’arrêter quelques pas avant lamaison. Puis il allait frapper lui-même de façon particulière, eton lui ouvrait de l’intérieur sans retard.

Maître Truphêmus apparaissait de nouveau,comme ces personnages des horloges qui sortent de leurs niches àcertains moments de la journée.

Il venait avec son confrère, enleversuccessivement de la voiture les objets qu’elle renfermait :c’était un assez long travail, car elle était bondée au-dessus desridelles. Et puis maître Truphêmus s’arrêtait parfois en cheminpour contempler le précieux fardeau qu’il portait dans sesbras : c’étaient par exemple de vieux morceaux de gouttièresou des barreaux rouillés, arrachés à quelques rampes d’escalier. Illes couvait amoureusement du regard, et, n’était le respect humain,on comprenait qu’il les eût baisés.

Mais Aloysius entendait qu’on se hâtât. Et,s’apercevant du trouble de son compagnon :

– Allons, vieux gourmand, lui criait-il, unpeu plus vite que cela ! Vous savez bien que le dînerattend.

Dame Tibby se mettait de la partie : etles objets passaient par les mains des trois personnes, comme lesbriques que les maçons montent d’un étage à l’autre. Nettyelle-même avait son rôle. Aloysius lui donnait les plus petitsmorceaux avec une tape amicale sur le front.

On payait l’ouvrier qui repartait avec un airvisible de satisfaction, preuve que le travail était grassementrétribué.

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