Histoires incroyables

XXIX

« Engourdissement délicieux !Plénitude de l’être adorablement ressentie ! Toutes les forcesde mon organisme se sont voluptueusement épanouies… Je rêve et ilme semble que ce rêve est la vie. Je n’oublie rien, non, mais jesens que la satisfaction infinie de mon désir est proche… J’entendsdes voix qui me parlent, non des voix haineuses etenfiévrées ; leur accent est plein d’encouragement et depromesses…

« Et dans ma tête tourne une ronde,tressés de robes blanches et de paillettes d’argent… tout est pur,tout est serein. Je me sens pénétré d’un indicible repos.

« Salut à toi, liqueur bénie, qui m’arendu à moi-même ; salut, antidote de la douleur, salut,absinthe émeraudée, dont les premières gouttes ont ouvert le calicede mon âme, comme la perle de rosée tombant sur la fleurendolorie.

« Tu es venue à mon appel, fée à la robeverte ; tu m’as souri de tes lèvres pâles, mais que seul apâlies le baiser. Tu n’es pas la vierge froide qui se détourne,honteuse et rougissante, ignorant et le bonheur qui l’attend et lesjoies qu’elle peut donner… Non, je te reconnais, tu es la sibylleardente qui a épuisé toutes les coupes, énervé toutes les vigueurs,mordu à toutes les grappes, et qui, jamais lasse, retrouve uneforce toujours nouvelle pour étreindre l’amant qui l’adore…D’autres diront peut-être que tes joues sont flétries et ton frontsans fraîcheur ; moi, j’y retrouve la trace de brûluresenfiévrées… C’est la passion inextinguible qui a blanchi ton teintet serré tes lèvres, et dans tes yeux dont l’atonie prometl’éclair, comme le nuage sombre que va tout à l’heure transpercerla foudre, je lis toutes les ardeurs endormies… Viens, pythonissede l’amour, tu dois connaître des secrets ignorés ; oui, tusais des mots que nulle oreille humaine n’a entendus… tu es lareine, tu es le démon, tu es Smarra-Cauchemar, accroupie sur lapoitrine de l’homme endormi, et te penchant à son oreille, tuprononces des paroles dont le son est si étrange que nul, à sonréveil, ne s’en est jamais souvenu.

« Salut ! je t’appelle, je te veux,je t’adore ! À moi, ce verre à demi plein d’absinthe, et quandj’y trempe mes lèvres, je sens que je m’abîme tout entier dans cebaiser d’amour…

« Merci ! Maintenant la scènechange… Tu t’es élancée devant moi, souple et bondissante ; tum’as entouré des plis de ton écharpe, et je me sens emporté avectoi à travers les espaces immenses… Tantôt nous perçons le cielau-dessus des plus hautes cimes ; tantôt, nous précipitantdans les abîmes insondés, nous roulons à travers l’infini sanslimite… Où sommes-nous ? Je vois des portiques énormes,soutenus par des colonnades, tressées de filigranes d’or… ce sontdes lignes si fines, si fines que l’œil en peut à peine suivre lescontours… et les arches d’or succèdent et se superposent aux archesd’argent étincelant… De toutes parts surgissent des flèches, quisemblent de diamant et autour desquelles s’enroulent, gracieuses etvaporeuses, des bannières ensoleillées… éclatement de lumière,tourbillon de splendeur… au fond, une roue faite de rayons, ettournant avec une rapidité stupéfiante… puis ces rayons prennent uncorps ; incarnations de clarté, je vois des femmes qui, lespieds au centre de la roue, tendent en avant leurs brasenguirlandés… des fleurs tombent, fleurs étoilées, pluie de rubiset de saphirs… puis la fleur se fane… rien !… il reste encoresur l’arbuste des feuilles d’un vert étincelant… elles jaunissent.Non… ceci n’est pas l’effet de l’automne ! Que se passe-t-ildonc ?

« Encore un verre. À moi, féeadorable ! Me voici, répond sa voix. Mais elle est devenueplus pâle, son regard est sinistre maintenant, elle se dressedevant moi, elle me touche, elle lève les mains… des mains ?non pas, ce sont des branches. Terreur ! tout le corps se fonden une teinte noirâtre… je touche sa robe… non, c’est uneécorce ! Qu’est ceci ? la fée s’est faite arbre… !Oui, voilà bien dans la nuit un arbre immense dont les raciness’accrochent au sol et dont les branches déchirent le ciel… Il faitnuit ! la lune blafarde laisse filtrer sa lueuragonisante.

« Il y a quelque chose au bout de cettebranche… cela pend, cela est noir… c’est un corps humain… Ah !je me souviens ! le nègre ! le nègre ! Oui,j’entends les clameurs du peuple qui, d’en bas, jette des cris dehaine et grince des dents… la loi de Lynch ! Je mesouviens ! Pourquoi m’as-tu jeté devant les yeux ce sinistregibet ?…

« Quelqu’un est auprès de moi… je ne levois pas. Mais ce doit être lui. Il me semble que l’arbre du pendua un visage et me regarde en ricanant… Une de ses branches se faitbras et me montre l’homme qui m’accompagne… pourquoi ? Jen’ose le regarder, mais je sens son bras sur le mien ; ilm’entraîne et en m’entraînant me dit :

« – Mais s’il n’était pas mort !… sion l’enterrait vivant ?

« L’arbre ricane plus fort… des bouchess’ouvrent à toutes ses branches et répètent deux mots :

« – Enterré vivant ! enterrévivant !

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