Histoires incroyables

X

On comprendra si je devais être exact aurendez-vous. J’avoue très franchement – dût-on me taxer de vanitéou d’inconséquence – que, pendant toute cette quinzaine, je mecreusai la tête pour trouver la solution du problème dont jem’étais promis, dont je m’étais imposé d’étudier les termes.J’avais dû, à mon grand regret, abandonner l’hypothèse del’aliénation mentale. En effet, groupant à nouveau les diversescirconstances du procès, je n’avais rien trouvé qui pût produire enmoi – je ne dirai pas une certitude, mais seulement une probabilitéréelle.

Quelle était donc la voie suivie parMaurice ? Cet homme commençait à éveiller en moi une surpriseprofonde. Dix fois j’étais allé frapper à sa porte, dix fois ilm’avait été répondu qu’il était à la campagne. Aucun de nos amis nel’avait rencontré, il était devenu complètement invisible. Était-ilabsent de Paris ? Pour moi je ne le croyais pas. Je comptaisles jours, et l’affaire Beaujon était devenue pour moi une sorte decauchemar. Maurice n’avait-il pas dit qu’il étaitinnocent ?

Certes, l’opinion publique est facile àcontenter. Quand un homme est sous le coup d’une accusationcapitale et qu’il échappe à la peine de mort, alors même qu’il estfrappé d’une terrible condamnation, l’impression générale estcelle-ci : Il est bien heureux de s’en tirer à ceprix.

On ne songe pas à plaindre l’homme dont la vieest perdue, qui a devant lui dix longues et mortelles années dedétention, qui voit tout son avenir détruit, toutes ses espérancesbrisées. Il est si heureux de s’en être tiré à ceprix ! Passionné pour les condamnés à mort, pour les coupablesfrappés d’une peine perpétuelle, le public est indifférent pour lescondamnations à temps, sans réfléchir que les premièresannées sont aussi horribles et aussi douloureuses, quelle que soitla durée de la peine à subir. L’espérance ne vient que bienlongtemps après l’épuisement du désespoir.

Par exception, le silence ne s’était pas faitimmédiatement autour de l’affaire Beaujon ; et ce regain depopularité était dû à l’étrangeté du personnage qui avait comparudevant les assises sous le nom de fille Gangrelot. Cette aventurel’avait mise à la mode et, pour tout dire, avait fait sa fortune.La voiture et les promenades au Bois ne s’étaient pas faitattendre ; les viveurs l’avaient appelée à leurs soupers etleurs raouts ; sa bêtise même faisait sa force. Elle étaitpassée à l’état d’étoile ; on parlait de son prochainengagement dans un théâtre de genre. Enfin, il ne lui manquait pluspour arriver à l’apogée de sa gloire éphémère, que le mariageobligatoire avec quelque Anglais excentrique.

L’attention avait donc été ramenée versBeaujon, qui, on le sait, s’était immédiatement pourvu encassation.

À la suite des accès de colère dont il avaitété saisi lors de sa réintégration dans la prison, Beaujon avaitété en proie à une fièvre ardente qui avait mis ses jours endanger.

À cet état avait succédé une prostrationgénérale. On redoubla de surveillance à l’égard du condamné, auquelon supposait des idées de suicide.

Les petits journaux s’étaient emparés de laBestia et lui avaient fait une popularité de mauvais aloià la Nina Lassave. L’ancienne maîtresse de l’assassin Beaujonendossait quotidiennement des mots que lui attribuaient lesfaiseurs ordinaires. Sa bêtise, exagérée à dessein, menaçait dedevenir légendaire. Elle faisait concurrence à La Palice et àCalino, ces deux types de la naïveté inintelligente.

Je notais soigneusement tous cesdétails ; la pensée m’était venue un instant que laBestia pouvait fournir quelques renseignements ; jel’avais surveillée, épiée. J’espérais qu’un mot lui échapperait memettant sur la trace de quelque observation jusqu’alors négligée.Mais en vain.

Je n’avais pas cessé un seul jour de voirl’avocat de Beaujon ; je lui avais fait part de mesperplexités. Mais après avoir accueilli d’abord avec complaisancemon hypothèse d’aliénation mentale, l’homme de loi étaitpromptement revenu à sa conviction première, la culpabilité réelle,absolue, complète de Beaujon, pour accepter dans son intégrité lesystème de l’accusation ; sans attribuer à la jalousie seulele mouvement de violence de l’assassin, l’avocat pensait qu’unmotif accidentel avait donné lieu à la querelle à la suite delaquelle Defodon avait succombé.

– Vous devriez connaître mieux les jeunesgens, me disait-il. Ils ont souvent des pudeurs inouïes, et lacrainte du ridicule peut les amener à de véritables aberrations. Ily a eu querelle, ceci ne fait pas pour moi l’ombre d’un doute. Maiscette querelle procède peut-être d’un de ces mots sans importancequi échappent parfois dans la conversation, et c’est la banalitémême de ce point de départ qui s’oppose à ce que Beaujon le fasseconnaître. Je suis convaincu de plus qu’il n’avait pas l’intentionde tuer. Dans cette courte lutte, le même accident aurait pu seproduire en sens contraire ; Defodon aurait pu tuer Beaujonsans plus de préméditation.

« En somme, le verdict du jury a tenucompte de ces circonstances. Si la conduite de Beaujon estsatisfaisante, comme je l’espère, on lui procurera quelquesadoucissements dans sa captivité. Il pourra être bibliothécaire,comptable, que sais-je ? Enfin, d’ici à quelques années, onobtiendra remise d’une partie de sa peine. Croyez-moi, ne vouspréoccupez plus de cette affaire. Il en est malheureusement tropqui sont plus terribles et par conséquent plus intéressantes.

Je me serais peut-être rendu à ces raisons. Ledélai fixé par Maurice était sur le point d’expirer. Il ne m’avaitpas donné signe de vie… Je pensais parfois qu’il n’avait absolumentrien découvert, que peut-être même dès le premier jour il savaitexactement à quoi s’en tenir et que seul l’amour-propre l’avaitengagé à retarder cet aveu.

Mais, malgré, moi, je ne pouvais arracher cespréoccupations de mon esprit. J’étais littéralement obsédé ;mon imagination me représentait Beaujon dans sa cellule, songeant àcette horrible condamnation, se demandant par quel enchaînement decirconstances la fatalité l’avait poussé dans cet abîme… J’accusaisMaurice de lenteur, d’insouciance. Je voulais me persuader qu’avecses facultés extraordinaires il aurait dû réussir plus vite et plustôt.

Un matin, vers sept heures, on frappa à maporte. J’ouvris précipitamment :

C’était Maurice.

Une demi-obscurité régnait dans machambre ; je tirai les rideaux et me retournai en tendant lesbras à mon ami. Mais je reculai involontairement en poussant un cride surprise.

J’ai dans un autre récit (le Clou)esquissé la physionomie de Maurice Parent. C’était, ai-je dit, unhomme d’environ trente-trois ou trente-cinq ans, de taille moyenne,mince et bien proportionné. Son visage, peu frappant à premièrevue, attirait bientôt l’attention par la singularité de ses yeux,dont le regard semblait avoir des propriétés toutes particulières.Ils étaient vifs, mobiles, enfoncés sous l’arcade sourcilière.Lorsqu’ils se fixaient sur un point quelconque, ou lorsque laméditation s’emparait de lui, ils déviaient sous l’influence d’unstrabisme passager, si bien que les rayons des deux yeuxconvergeaient sur l’objet examiné. Lorsque cette attentionavait pour objectif une pensée intérieure, les yeuxs’immobilisaient, se pétrifiaient, se cristallisaient pour ainsidire, et il m’eût été impossible d’expliquer comment ses regardssemblaient se diriger au dedans, et non plus au dehors. Etcependant c’était bien l’impression que ses yeux me causaientalors.

Maurice était ordinairement pâle, mais d’unepâleur saine. Son teint uni avait la couleur mate etuniforme qui tient plus au grain même de l’épiderme qu’à l’état dela santé.

Mais ce matin-là, Maurice était à peinereconnaissable. Il était livide, amaigri comme un anachorètesortant de sa Thébaïde ; les ombres de son visages’accentuaient de touches de bistre ; ses yeux, entourés d’uncercle noirâtre, brillaient comme ces anthracites qui ressemblentaux diamants de la nuit.

– Qu’avez-vous ? m’écriai-je, que vousest-il arrivé ?

Il me regarda avec surprise, et ses lèvresamincies ébauchèrent un sourire.

– Que signifie cette question ? merépondit-il.

– Mais… continuai-je en hésitant, n’êtes-vouspas malade ?

– Nullement.

– Regardez-vous donc, fis-je en l’amenantdevant la glace qui surmontait la cheminée.

Il s’examina longuement.

– Je comprends, murmura-t-il.

Puis, de sa voix claire et nette :

– Ne vous effrayez pas, je suis aussi bienportant que jamais. Un peu de fatigue, voilà tout. Mais laissez-moim’asseoir, nous avons à causer.

En l’entendant s’exprimer avec cette aisanceet cette parfaite liberté, je sentis mes craintes s’évanouir. Nousnous installâmes au coin de la cheminée. J’allais de nouveau luiadresser la parole. Il m’arrêta d’un geste.

– Ne m’interrogez pas, dit-il. Depuis quinzejours, je n’ai pas une seule minute, une seule seconde, laissééchapper le fil de ma pensée ; j’ai suivi sans hésiter, sanschanceler, ma route droite et inflexible. Le temps n’est pas encorevenu où je puis rendre à mon esprit sa liberté d’action. Il fautque je le maintienne, immobile sur le chevalet où je l’ai couché…je n’ai pas entendu la voix d’un être humain. Si je suis venu ici,c’est que je sais que peu à peu je pourrai écouter la vôtre sansque la transition soit trop brusque. Il y a longtemps que je suishabitué à vous entendre : votre note nedésharmonisera pas ma pensée… cela peut vous semblerétrange. Il faut que je m’explique mieux. Envoyez chercher du cafénoir, et dans dix minutes je vous parlerai. Pendant ce temps,laissez-moi seul. Il faut aussi que je m’habitue, que je meréhabitue aux objets qui m’entourent ici.

Je sortis aussitôt.

En dépit de moi-même, je me sentais inquiet.Était-ce donc l’affaire Beaujon qui avait amené chez mon ami cetincroyable changement ? Ou quelque événement inconnu, quelquemalheur l’avaient-ils frappé tout à coup ? Cette admirableintelligence avait-elle donc été ébranlée par un chocsoudain ?

Lorsque je rentrai dans ma chambre, Mauriceétait debout devant la cheminée : son visage s’était éclairci,ses yeux avaient repris leur vitalité, son sourire avait retrouvécette expression à la fois douce et profonde qui donnait à sonregard une beauté exceptionnelle. Il me tendit la main :

– Là ! dit-il, me voilà nivelé,tu vois que cela n’a pas été long.

On remarquera que nous employionsindistinctement le tu ou le vous. Lorsque Mauricese trouvait dans ce que j’appelais la période méditative,alors, involontairement et comme à notre insu, de part et d’autre,nous perdions les formules de la familiarité. Le tutoiement parlequel il m’accueillit me parut de bon augure, et je lui serrai lamain avec effusion.

– Puis-je parler maintenant ? luidemandai-je en souriant.

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