Histoires incroyables

XXVI

« Voici comme je fis : j’étais restédans un petit village du midi de la France, dont le nom importepeu. J’avais prétexté une indisposition et une grande fatigue, etTurnpike, sur mes instances, avait dû me laisser seul. Il partaitpour l’Espagne ; il était désespéré de ne pouvoir m’emmeneravec lui. Mais je résistai, il fallait que je fusse seul, ilfallait que je pusse étudier sur moi-même, sans qu’un témoinindiscret pût me voir ni m’entendre, les effets du vin ou del’eau-de-vie. Je ne savais pas encore si, dans cet étatintermédiaire entre la raison et la folie, je pouvais rester assezmaître de moi-même pour ne point laisser échapper mon secret.

« Enfin, un soir, la tête libre, le cœurferme, je m’enfermai dans ma chambre : j’avais devant moi sixbouteilles d’un cru que j’avais choisi entre tous, leClos-Rondet[4]. Vin léger, d’un rouge pâle, coulant netet sec, tamisant la lumière en rayons roses. Au goût, un peu âpreen touchant le palais, mais d’un bouquet s’épanouissant tout à coupcomme une fleur qui s’ouvre.

« Pourquoi l’avais-je choisi ?Voici. Les vins du Midi sont lourds ; ils chargent l’estomac,et les fumées se dégagent lentement, pendant que le travail dedigestion fatigue l’œsophage. Ce que je voulais, c’était que leliquide par lui-même s’évaporât en quelque sorte au moment de ladégustation, et que sa volatilisation se traduisît rapidement parl’envoi des fumées au cerveau. Le Clos-Rondet, que j’avaislonguement étudié, répondait absolument à ces théories. J’étaisprêt.

« J’avais pris plusieurs précautionsimportantes : Ma porte était solidement fermée : lachambre que j’occupais se trouvait dans une partie retirée de lamaison, auprès d’une longue salle dans laquelle jamais personne nepénétrait le soir, il était environ huit heures, tout était calmeautour de moi.

« J’avais préparé un écriteau de papierblanc, sur lequel j’avais inscrit deux mots : TURNPIKE. –VENGEANCE. Parce que je craignais que, dans la période violente del’ivresse, le souvenir ne me fît défaut. Alors m’étant installédans un large fauteuil, la tête appuyée de telle sorte qu’elle nepût vaciller à droite ni à gauche, j’avais fixé l’écriteau juste enface de moi. En admettant même que l’ivresse me fît perdre lesouvenir, il était bien certain qu’à un moment donné mes yeux seporteraient sur l’écriteau, placé comme un point de repère sur laroute du souvenir. J’étais moi-même resté dans l’ombre, etl’écriteau était éclairé de chaque côté par une lampe, munie d’unréflecteur dirigeant tous les rayons de lumière sur le papierblanc.

« Donc, toutes mes précautions étaientbien prises ; je me repliai sur moi-même et me mis à penser. Àquoi ? Au but. À qui ? À lui et à elle. Puis je débouchailes six bouteilles placées à portée de ma main, et le regardattaché à l’écriteau, je commençai à boire. J’avais consulté lespalpitations de mon bras. J’étais absolument calme.

« Je buvais lentement, en gourmet. Le vintombait goutte à goutte dans mon gosier. Je n’avais pas vouluqu’une absorption trop brusque déterminât des désordres cérébrauxtrop rapides. Lorsque la seconde bouteille fut vide, je sentis unvague engourdissement s’emparer de moi, je ne résistai pas toutd’abord. Quelque chose en moi ne subissait pas l’influencedu vin, et comme je l’avais déjà constaté, suivant curieusement lespremiers développements du phénomène qui se produisait. À latroisième bouteille, un bourdonnement tinta dans mes oreilles… il yeut une minute, oh ! minute terrible, où je sentis que jem’abandonnais moi-même. Une prostration générale me brisa, jeperdis le sens de ma propre existence. Mais un ressort se tenditviolemment, c’était en quelque sorte instinctif. C’était unedernière lueur de volonté qui protestait contre l’obscurité quim’envahissait et m’entourait.

« J’ouvris violemment les yeux.L’écriteau était devant moi, mais non plus blanc comme je l’avaistout à l’heure, mais rouge. J’étendis la main et je bus encore.Alors les deux mots : Turnpike, vengeance, setordirent comme des serpents de feu au milieu d’une plaque de sang.Je voulais ressaisir les lettres, les replacer dans leur positionnormale, elles glissaient, tortillées en couleuvres, les motss’allongeaient à perte de vue, et de chaque côté de la lignebrillante que formaient les traits, deux ruisseaux de sangcoulaient, roulaient et glissaient.

« J’aurais voulu m’élancer, une forceinvincible me poussait en avant, mes ongles se crispèrent sur lesbras du fauteuil, et je dis à haute voix, par un dernier effortd’énergie.

« – Quelle sera ma vengeance ?

« Et je bus encore. Alors devant mes yeuxtourbillonnèrent de nouvelles vagues de sang ; c’était unrhombus vertigineux, rouge, rouge, ardent ; il mesemblait que ce sang eût une odeur et m’enivrât lui-même, et quandje portai à mes lèvres la dernière bouteille, j’aspiraivoluptueusement le liquide qui avait un goût de sang…

« Quand je revins à moi, j’étais toujoursassis dans le fauteuil, la tête penchée en arrière.

« L’écriteau était toujours blanc, leslettres toujours noires…

« – Le vin ne vaut rien, me dis-je,j’essaierai l’eau-de-vie !

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