Histoires incroyables

III

Les déductions de l’acte d’accusation parurentsi concluantes à l’assistance que, de prime abord, l’opinion futformée, et le murmure contenu qui s’éleva indiqua une sorte dedésappointement. On s’était attendu à des détails plusémouvants ; le bruit qui avait couru de dénégationspersistantes de l’accusé avait fait espérer des complicationsinextricables. On se trouvait au contraire en face d’un crimebanal ; l’élément amour, si puissant dans les causesjudiciaires, était en quelque sorte relégué au second plan parl’indignité du sujet, dont le nom de Gangrelot avait excitéquelques sourires. L’attitude de l’accusé n’était point d’ailleursde nature à éveiller les sympathies. Il avait écouté l’acted’accusation sans un geste, sans un mouvement quelconque d’émotion.Deux ou trois fois seulement on l’avait vu sourire et même hausserimperceptiblement les épaules. Puis, peu à peu son visage avaitpris une expression d’insouciante assurance. Le véritable défaut decette physionomie était dans l’absence de tout caractère frappantet original.

Les dames qui fréquentent les cours d’assisesaiment à trouver dans les traits du coupable quelque singularité ensens quelconque. L’abruti féroce étonne et effraye ; l’hommefatal intéresse ; le fanfaron exaspère ; mais se peut-onintéresser à un assassin qui n’effraye ni n’exaspère ?

L’interrogatoire de l’accusé commença :il répondait à voix basse ; son accent était ferme, sans aucunéclat. Décidément cet homme était l’insignifiance même.

LE PRÉSIDENT. – Expliquez-nous ce qui s’estpassé le 23 avril ?

BEAUJON. – Je vais répéter les explicationsque j’ai données au commissaire de police, au juge d’instruction, àtous ceux enfin qui m’ont interrogé depuis cette triste affaire.Defodon et moi nous avons quitté la pension vers sept heures ;il se disait un peu malade. En général, il n’était pas d’une bonnesanté ; de plus, il s’écoutait beaucoup. Nous nous moquionsmême souvent de lui à ce sujet, en l’appelant « la petitedame ». Et c’était une plaisanterie ordinaire que de luidemander : As-tu tes nerfs ? Enfin, ce soir-là, ilparaissait assez agité ; il était pâle, et je crus que lemieux était pour lui de prendre un peu de repos. À sept heures etdemie, il était couché ; et il me demanda de rester auprès delui pour lui tenir compagnie…

LE PRÉSIDENT. – Mais n’aviez-vous pas dit à lapension même que vous passeriez la soirée avec lui ? Celaimpliquerait une contradiction avec cette demande dont vous parlezpour la première fois.

BEAUJON. – Le détail n’a pas d’importance… Jene me le rappelle pas exactement. Toujours est-il que jerestai.

LE PRÉSIDENT. – Encore un mot : lecroyiez-vous assez malade pour que son indisposition pût seprolonger plusieurs jours ?

BEAUJON. – Je ne comprends pas le sens decette question.

LE PRÉSIDENT. – Je m’explique. Comme un de sesamis lui disait : À demain ! vous avez répondu :Oh ! je ne crois pas… il a besoin de repos.

BEAUJON. – Ai-je dit cela ? c’estpossible. Je ne m’en souviens pas.

LE PRÉSIDENT. – Messieurs les jurés entendrontle témoin. Continuez, Beaujon.

BEAUJON. – S’il fallait se rappeler tous lesmots sans importance… enfin ! Je disais donc que jem’installai auprès de son lit…

LE PRÉSIDENT. – Décrivez-nous la chambre oùvous vous trouviez.

BEAUJON. – C’est bien facile. C’est unechambre d’hôtel, pareille à toutes les autres ; le mobilier secompose d’un lit à rideaux blancs, d’un secrétaire, d’une tablerecouverte d’un tapis et formant bureau, une table de nuit,quelques chaises et un fauteuil. Le lit fait face à la fenêtre.J’étais assis dans le fauteuil, devant la cheminée dans laquelle iln’y avait pas de feu. Je voyais Defodon de trois quarts. Il étaittrès gai, et nous nous mîmes à causer.

LE PRÉSIDENT. – Quel était le sujet de votreconversation ?

BEAUJON. – Il me serait assez difficile devous le retracer avec ordre. Nous avons parlé théâtre ; nousétions allés trois jours auparavant voir à l’Odéon la piècenouvelle de George Sand. Puis nous causâmes voyages. Nous avionsenvie de partir tous les deux pour quelque pays éloigné… voussavez, un de ces projets comme on en fait tous les jours et qu’onn’exécute pas, faute d’argent.

LE PRÉSIDENT. – N’avez-vous pas parlé aussi dela fille Gangrelot ?

BEAUJON. – De la Bestia ?Ah ! ma foi non.

LE PRÉSIDENT. – Je vous interrogerai tout àl’heure sur vos relations avec cette fille ; achevez votrerécit.

BEAUJON. – Mais vous m’interrompez à chaqueinstant… J’aurais déjà fini. Je vous disais donc que nous causionsde toutes sortes de choses, en très bons amis, je vous assure. Lanuit était tout à fait venue, j’allumai une lampe à l’huile depétrole qui, par parenthèse, n’avait ni globe, ni abat-jour. Je lamis sur la cheminée. Elle éclairait en plein le lit et le visage deDefodon. C’est alors que se passa la scène inexplicable qui m’aamené ici… Ah ! je me souviens, nous nous rappelions à cemoment un vieux souvenir de Bullier, une noce de l’année dernière…Ce qui suit a été si rapide que j’ai eu beaucoup de peine àressaisir quelques détails. Defodon me parut préoccupé ; leregard fixe, il ne me répondait que par monosyllabes… Tout à coupson visage s’est contracté ; je ne sais pas ; mais il mesemble avoir vu sur sa figure, auprès de la bouche, quelque chosede noir comme une tache… Il a bondi sur lui-même en poussant un crirauque, étouffé, comme si le larynx eût été violemment serré. Il aétendu les bras en l’air et battu l’air de ses mains… puis il asauté en bas de son lit, en chemise, et s’est jeté sur moi. Je mesuis levé et l’ai repoussé, mais il s’est accroché à moi, m’a serréle cou d’une main, l’épaule de l’autre. Il semblait se débattrecontre un horrible cauchemar. J’ai cru qu’il devenait fou ;pour le faire reculer je lui ai porté la main à la gorge,évidemment ; dans ma surprise, je n’ai pas mesuré la force dela pression… j’ai dû serrer très fort. Il a porté la tête enarrière, je l’ai lâché ; il est tombé de toute sa hauteur. Jeme suis baissé vers lui… sa face était horriblement convulsée.C’est alors que je l’ai cru mort… j’ai eu peur et me suis sauvé encriant.

LE PRÉSIDENT. – Comment votre première penséeétait-elle de vous enfuir plutôt que d’appeler dusecours ?

BEAUJON. – J’ai perdu la tête.

D. – Ainsi, vous prétendez que c’est Defodonqui vous a attaqué, sans aucune provocation de votre part, et quevous vous êtes seulement défendu ?

R. – Attaqué ne me paraît pas le mot propre.Il n’avait pas plus de raison de m’attaquer que je n’en avaismoi-même pour lui faire du mal. Je croirais plutôt à un accès defièvre chaude.

LE PRÉSIDENT (aux jurés). – Nous entendronsles médecins à ce sujet. – (À l’accusé 🙂 Expliquez-nousquelles étaient vos relations avec la fille Gangrelot. (Mouvementd’attention dans l’auditoire.)

L’accusé sourit.

– En vérité, dit-il, je ne comprends guèrel’importance que l’on attache à ces détails. La Bestia estune bonne fille, qui aime tout le monde et, par conséquent, n’aimepersonne. Il est très vrai que j’ai eu des relations avec elle, unpeu comme la plupart de mes camarades. Defodon aussi. Mais de là àune passion, de là à de la jalousie, il y a loin. Pour être jalouxde la Bestia, il y aurait eu trop à faire…

LE PRÉSIDENT. – Accusé, je vous invite à vousexprimer convenablement et à quitter ce ton ironique qui n’est pasen rapport avec la gravité de votre situation. Ainsi, vous niezqu’il y ait eu jalousie entre vous et Defodon au sujet de cettefille ?

BEAUJON. – Je le nie absolument. Nous avonsfait sa connaissance ensemble, un jour que nous étions à Bullier.Nous étions un peu partis tous les deux et nous invitâmesla Bestia à venir avec nous.

« – Avec qui des deux ?demanda-t-elle.

« – Attends, lui dit Defodon, nous allonsjouer cela au piquet. Et en effet, nous l’avons jouée en centcinquante liés. C’est moi qui ai gagné.

On comprend facilement l’impressiondéfavorable produite sur l’auditoire et le jury par cesexplications inconvenantes. Le président, en quelques paroles biensenties, invite l’accusé à se respecter lui-même et à respecter letribunal.

– Qu’est-ce que vous voulez ? reprendBeaujon, vous me demandez la vérité, je vous la dis. Vous avezaffaire à des étudiants, qui ne valent pas moins que d’autres, quisont de très honnêtes garçons, mais ne sont point des vestales.

D. – Vous cherchez à jeter sur la victime unedéfaveur qui rejaillit sur vous-même. Je vous engage à changer desystème. La seule excuse de l’acte commis est, au contraire, dansune passion violente pour une créature qui, à tous égards, enparaît peu digne. Il est d’ailleurs établi par l’instruction quevous et Defodon cachiez avec le plus grand soin vos relations aveccette personne.

R. – Nous nous cachions si peu qu’on nous avus, à tous moments, dînant soit à trois, soit en partiecarrée.

D. – Prétendez-vous que vous n’ignoriez pasles infidélités de la fille Gangrelot ?

R. – Le mot est bien grand pour une bienpetite chose. La Bestia étant de nature infidèle, nul n’ajamais eu la prétention de compter sur sa fidélité.

D. – Vous persistez dans ce système : etvous oubliez que toutes les circonstances démentent cetteindifférence prétendue. Le 15 mars, vous vous écriez : Si laBestia me trompait, je lui tordrais le cou…

R. – En effet, je crois me souvenir que je luiai dit quelque chose comme cela. Mais vous pourrez lui demander àelle-même si jamais elle a considéré ces paroles comme une menacesérieuse. C’est là une de ces plaisanteries dont je ne prétends pasaffirmer le bon goût, mais qui s’entendent tous les jours auquartier Latin.

D. – On pourrait admettre cette explication,tout étrange qu’elle paraisse, si le même fait ne s’était plusieursfois renouvelé. N’avez-vous pas eu, quelques jours plus tard, aveccette fille, une discussion des plus violentes ? Vous avezvoulu frapper celle que vous appelez la Bestia ?

R. – J’étais un peu gris. Elle m’aura ditquelque impertinence, genre d’aménités dont ces dames ne sont pasavares, et, n’ayant pas bien la tête à moi, j’ai voulu la corrigerun peu vivement…

D. – Je vous le répète, c’était évidemment parjalousie…

R. – Je vous répète à mon tour que c’est uneerreur. Jamais je n’ai de ma vie été jaloux de cette brave fille,qui était bien libre de faire ce qu’elle voulait. Est-ce qued’ailleurs je pouvais l’entretenir ? Elle venait nous trouverquand elle n’avait rien de mieux à faire…

D. – Ces expressions et ces explicationstémoignent d’une telle absence de moralité que je vous adjure pourla dernière fois d’abandonner ce système qui, pour votre dignitépersonnelle, est inacceptable et répugnant…

R. – Mon Dieu, monsieur le président, je n’aipas la moindre intention de blesser qui ce soit : je ne faispas l’apologie de nos mœurs. Il y a évidemment là un laisser-allerregrettable, et, comme vous le dites, un manque de dignité :je suis le premier à le reconnaître. Mais, je l’avoue, j’aime mieuxcent fois, en disant la vérité, m’exposer à un blâme mérité, que dedonner corps, par des aveux fictifs, à une accusation monstrueuseet que je repousse de toutes mes forces…

D. – Comment expliquez-vous la présence chezvous d’une carte photographique, portrait de la fille Gangrelot,dont le visage était en partie lacéré à coups de canif ? –Greffier, faites passer cette photographie à messieurs lesjurés…

R. – Si j’avais eu pour la Bestia lapassion que vous m’attribuez, croyez-vous donc que je l’auraisainsi traitée ?…

D. – Justement, la jalousie explique cetteviolence.

R. – La jalousie… mais, encore une fois, jen’étais ni assez amoureux, ni assez niais pour être jaloux de cettefille.

D. – En admettant que vous fussiez aussiindifférent que vous le dites, il est néanmoins de la dernièreévidence que l’affection de Defodon pour elle était réelle :il avait écrit sur une photographie ces mots explicites : Àtoi mon cœur ! À toi ma vie !

R. – C’était une plaisanterie.

D. – Dans une scène qui a précédé le crime dequelques jours, vous avez menacé Defodon ; vous étant emparéd’un couteau, vous vous êtes écrié : Je vais tedépioter comme un lapin.

R. – S’il est des témoins qui donnent uneimportance quelconque à ce propos, ils sont fous ou de mauvaisefoi : ce n’était là qu’une menace faite en riant et dont, jevous l’affirme, Defodon n’était nullement effrayé.

D. – Malgré ces explications, il ressort del’enquête que vous avez toujours été d’un caractère violent.

R. – Je ne suis pas un mouton, mais je ne suispas un tigre.

D. – Je fais encore une fois appel à votrefranchise : dans la soirée du 23 avril, une discussions’est-elle, oui ou non, élevée entre vous et Defodon ?…

R. – Non.

D. – Vous persistez à dire qu’il s’est jetésur vous sans provocation, et que c’est seulement en vous défendantque vous lui avez donné la mort ?

R. – Je le jure.

LE PRÉSIDENT. – Messieurs les jurésapprécieront. Nous allons entendre les témoins.

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