Histoires incroyables

XIV

« Qui m’eût regardé ne m’eût plusreconnu… Il est une précieuse faculté que peu d’hommes possèdent àun degré utile ; il s’agit, étant donnée une préoccupationdouloureuse qui vous envahit et vous obsède, de vous débarrassertout à coup, par un effort de volonté, de cette obsession, desecouer cette préoccupation et de dire : « Pour cetinstant, je n’y veux plus songer ! ». Auxpremiers temps, cette abstraction de soi-même estdifficile à opérer. Voici comment je procédai : Alors que lapensée haineuse avait rongé mon cœur durant toute la journée, je medisais, quand la nuit venait : « Je veux écartercette pensée jusqu’au matin. » Au bout de quelques jours depersistance, j’avais réussi. Le soir venu, cette penséedisparaissait, s’assoupissait, pour s’éveiller de nouveau lelendemain à heure fixe. Lorsque j’eus obtenu ce premier résultat,je provoquai cet oubli pour une, pour deux journées, pour unesemaine, pour un mois. Et maître de ma mémoire, comme si j’eussepoussé un ressort ouvrant ou fermant à mon signal une case de moncerveau, je restai aussi longtemps que je le voulais débarrassé decette obsession…

« Pourquoi ai-je tenté cela ? Surmon âme, c’était bien calculé ! J’avais compris – ceci étaitfacile à prévoir – que la pensée obsédante entrerait peu à peu,tarière invisible, dans tous les recoins de ma nature physique, quecorps et cœur, comme le bois rongé par les termites, secribleraient de blessures imperceptibles, et qu’un jour viendraitoù – maladie ou folie – tout l’être tomberait en poussière…

« Malade ! faible !incapable ! impuissant ! Oh ! lorsque cette penséeme vint, j’eus un effroyable frissonnement… Si j’allais mouriravant de m’être vengé ! Non, cela n’était pas possible, celane devait pas être. Je n’avais pas le droit demourir, c’eût été déserter. Ou bien, si j’étais devenu fou, si lesparois de mon cerveau s’étaient effondrées sous la pression dudésespoir… alors, qui sait ? J’aurais peut-être oublié,c’est-à-dire pardonné… Par l’enfer ! cette idée de folie étaitsinistre…

« Aujourd’hui, je suis tranquille. Il y aune ANNÉE, oui, douze longs mois que je n’ai pensé… Pasune fois l’aile du souvenir n’est venue effleurer moncerveau ; pas une fois en le regardant, enla voyant près de lui, je ne me suis rappelé… puissance del’homme sur l’homme ! et quel admirable triomphe !

« Mais aussi, quel résultat ! Cematin, j’ai entr’ouvert doucement – oh ! si doucement ! –la porte de mes souvenirs… Savez-vous ? j’avais presque peurde le trouver mort, ce souvenir qui, depuis toute une année,n’avait pu s’ébattre à l’aise… Oh ! non, sur ma vie, il n’estpas mort, je l’ai trouvé accroupi sur lui-même dans une des casesles plus obscures de mon cerveau… Sur un signe il s’est levé…mieux, il a bondi ! Il est debout, il se dresse, épouvantablede haine et de résolution… et il semble me demander : « –Est-ce que l’heure est venue ? »

« – Peut-être.

« Ces douze mois de repos – voulu – ontfait de moi un autre homme ; je suis fort, en vérité, j’aiengraissé ! Mon pouls a cette régularité mathématique quisonne juste au cadran de la santé.

« Ma tête est calme, mon cerveau estfroid. Je suis apte à commencer l’œuvre de vengeance. Soistranquille, ô souvenir, dès aujourd’hui tu ne me quitterasplus.

« Allons, je me suis convaincu que cettemort doit être effroyable. Il s’agit de commencer l’étude.Par quoi ? par le sujet d’abord… Il est évident que je doisavant toutes choses savoir s’il est apte à souffrir, et jusqu’àquel degré il peut supporter la souffrance… Bourreau d’un homme, jene puis commettre cette imprudence de l’étendre sur le chevaletavant de m’être assuré de la puissance de sa force de résistance…Voyez-vous, s’il mourait au premier tour d’écrou ? La belleaffaire ! Et comme, alors, je retournerais contre moi-mêmecette énergie de tortionnaire qui triple aujourd’hui mavitalité…

« Quelle parole viens-je deprononcer ? Mon énergie de tortionnaire ! Mais je ne laconnais pas. Nouvelle étude à faire. Oui, il y a en moi ledésir du mal, mais il me manque la notion de cemal et la certitude de ma propre force. Autrement dit,qu’est-ce que le mal, au point de vue de la douleur humaine ?Quelle est la ténacité de mes nerfs et de mon cerveau en face de lasouffrance d’autrui ?

« D’où décomposition nécessaire de latâche à accomplir.

« Que peut-ilsouffrir ?

« Que puis-je fairesouffrir ?

« Quelle est la souffrance àappliquer ?

« Mais, procédant ainsi par analyse, jene puis faire fausse route…

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