Histoires incroyables

VI

Plusieurs témoins sont encore entendus. Maisils ne font que confirmer les détails consignés dans l’acted’accusation au sujet des propos tenus par Beaujon.

Deux dépositions ont le privilège de réveillerl’attention. On appelle M. Defodon père.

M. Defodon est un vieillard, de taillemoyenne, mais d’une maigreur effrayante. Il est atteint d’un ticnerveux auquel son émotion donne évidemment une force nouvelle. Satête et ses mains tremblent continuellement, il ne peut se tenirsur ses jambes. On est obligé de lui donner une chaise. Il parle àvoix basse et par saccades.

Il pleure et, aux questions toutesbienveillantes du président, répond par une peinture rapide etaffectueuse du caractère de son fils. C’était, dit-il, le meilleurenfant que l’on pût trouver ; doux, bienveillant, charitable.Il ne lui a jamais causé aucun chagrin. Le père ne tient aucuncompte des quelques folies de jeunesse qu’on pouvait reprocher àson fils. C’est une monstruosité d’avoir tué un bon garçon commecela.

Dans un élan fébrile, il adjure le tribunal dele venger et de se montrer impitoyable.

On comprend l’effet que produisent surl’auditoire ces quelques phrases, empreintes de la passionpaternelle. L’accusé lui-même, pour la première fois, semble enproie à une vive émotion et se cache la tête dans les mains.

Après M. Defodon, on entend le médecinchargé de l’autopsie du corps.

D’après lui, le sujet était faible ; lesystème nerveux excitable. Une pression violente a été exercée surle cou, mais il pense que cette pression n’a pas été assez fortepour déterminer la mort. Le cerveau présentait des signes nonéquivoques de congestion. Le médecin pense qu’il y a eusimultanéité entre la congestion et les violences exercées, sansque cependant la connexion soit évidente ; la strangulationsemble avoir été la cause déterminante de la congestion, mais nonla seule cause de la mort.

Quelques témoins sont rappelés et entendus denouveau au sujet des propos tenus par Beaujon dans plusieursdiscussions. Ils affirment la sincérité de leurs premièresdéclarations.

La parole est ensuite donnée au ministèrepublic.

Je ne reproduirai pas ce discours, habilementcomposé, groupant avec intelligence et d’une façon dramatique tousles faits établissant la culpabilité de Beaujon.

Il termine ainsi :

« Depuis quelque temps les attentatscontre les personnes viennent chaque jour effrayer lasociété : hier encore, un joueur assassinait un de sescompagnons de débauche. Aujourd’hui, c’est un crime dû à lajalousie, à un amour forcené, aveugle, et pour qui ? Vous avezentendu, messieurs les jurés, vous avez entendu ces propos,empreints à la fois de cynisme et d’insensibilité absolue. Lesmauvaises passions ne reculent devant aucune violence pour obtenirsatisfaction. C’est alors, messieurs les jurés, que doit intervenirla société, sans crainte comme sans faiblesse. Un crime a étécommis, sans excuse : car la passion inspirée par la filleGangrelot est de celle qu’on ne saurait trop flétrir ; unjeune homme, dont tous ceux qui le connaissent se plaisent àaffirmer la douceur, l’intelligence, un jeune homme dont vous avezvu le père à cette barre, honorable vieillard que la mort de sonfils a brisé, un jeune homme a été assassiné… il vous appartient defrapper le coupable, il vous appartient de relever le respect de lavie humaine et, avec lui, le respect de tout ce qui élève l’âme, letravail et la religion. »

L’avocat de l’accusé portait un grandnom ; il ne faillit pas à sa tâche. Sans s’arrêter outremesure aux déclarations même de Beaujon, qu’il considérait commeempreintes d’une trop grande exagération dans le sens del’atténuation, il établissait que la scène avait dû ainsi sedévelopper :

Évidemment il ne s’était élevé – ce soir-là –aucune discussion entre les deux amis ; mais certainsressouvenirs donnaient à leurs rapports une sorte d’acrimonie dontni l’un ni l’autre ne se rendait suffisamment compte. Defodon étaitdans un état de surexcitation maladive ; un mot prononcé parBeaujon, mot involontaire puisque rien ne le lui rappelle, a dûexciter la colère du malade, qui s’est élancé de son lit sousl’empire d’une colère inconsciente, pour frapper celui qu’ilconsidérait comme son insulteur. Étonné de cette attaque que rienne lui faisait prévoir, Beaujon s’est défendu. Ainsi que l’aconstaté le praticien qui a procédé à l’autopsie, ce n’est pas lapression exercée sur le cou de Defodon qui a déterminé la mort,mais bien une congestion cérébrale produite par la colère etprocédant d’une prédisposition morbide. Beaujon est donc absolumentinnocent, et il n’y a pas lieu de le condamner. L’avocat croit nepas devoir insister. Les faits sont clairs, patents, il n’y a eu niassassinat ni intention d’assassinat. Il n’y a là qu’un accidenttriste, pénible, douloureux, mais auquel la condamnation d’uninnocent donnerait un caractère plus douloureux encore.

L’avocat termine en déclarant qu’il se confieà la haute sagesse du jury, auquel font défaut les éléments lesplus simples d’une conviction contraire à l’accusé.

– Pas une preuve, s’écria-t-il, songez-y bien,messieurs les jurés, pas un indice certain. Au contraire, entre cesdeux jeunes gens, amitié constante, dévouement mutuel. Ne faisonspas à la nature humaine cette injure de croire que le meilleur peutdevenir tout à coup le plus cruel des assassins. Vous avez devantvous un jeune homme auquel s’ouvre l’avenir ; certes, il aquelques fautes à réparer, mais rien n’entache son honneur. Unecondamnation, si légère qu’elle fût, briserait sa vie tout entière.Non, il n’a pas tué, non, Beaujon n’est pas un meurtrier, et vousrendrez, j’en ai la conviction, un verdict d’acquittement.

Après le résumé du président, le jury entre endélibération.

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