Histoires incroyables

XIII

– Votre observation, reprit Maurice, vientelle-même au secours de la vérité ; vous verrez comment, toutà l’heure. Je retiens le mot, et, comme on dit au Palais, j’enprends acte. Dégoût, sentiment qui a pour résultat le désir des’éloigner, de faire retraite, comme vous l’avez si biendit. Or, se retirer d’ici, n’est-ce pas aller là,c’est-à-dire se mouvoir en un sens opposé à l’objet qui cause ledégoût ? Plus le dégoût sera violent, plus l’objet qui l’auracausé inspirera la répulsion, et plus sera vif le mouvement deretraite, d’éloignement, c’est-à-dire de tendance vers unpoint éloigné de celui où se trouve l’objet en question. Supposonsque j’aie horreur des crapauds. Je marche dans un pré. Vous êtesderrière moi. J’aperçois à mes pieds un de ces horribles animaux,je fais un mouvement de recul, de retraite, et je vous heurteviolemment.

Je ne sais quelle idée surgit à ce moment dansmon esprit. Il me sembla entrevoir le but vers lequel tendait cettedémonstration ; mais je me contins. Au même instant, onm’avertit que les témoins attendus étaient arrivés. J’allai prendreles dispositions dont m’avait parlé Maurice, puis je revins, aprèsavoir placé le médecin auprès de M. Defodon père.

Dès que je fus rentré, Maurice reprit laparole :

– Ce premier résultat obtenu, je croisnécessaire de le laisser provisoirement de côté et d’étudiermaintenant le caractère et la nature même de la victime. Ici encoreles documents semblent nous faire défaut. Mais vous reconnaîtrezavec moi de quelle importance vont être pour nous certains mots,certaines opinions qui se retrouvent dans les diverses dépositionsapportées au procès, importance qui se double par cetteconsidération, que ces manifestations n’ont été provoquées paraucune question et ne se rapportent pas à un système conçud’avance. Je m’explique : Tous ceux qui ont été amenés, par lalogique même de leurs réponses, à parler du caractère de Defodon,ont appuyé sur sa sensibilité nerveuse. Cette sensibilité étaittelle qu’on l’avait surnommé la petite dame ; vousn’avez pas oublié ce mot. D’autres fois, on lui demandait, enplaisantant, s’il avait ses nerfs. La fille Gangrelot nousa dit, dans son langage trop énergique pour n’être pas exact :Ce n’était pas un homme. Dans sa pensée, ce mot s’applique à unesensibilité peu appréciée de ce genre de femmes, et aussi à unefaiblesse d’organisation sur laquelle il est inutile d’appuyer.Vous allez entendre à ce sujet les explications données par lafemme qui, à la pension bourgeoise, servait ordinairementDefodon.

Maurice me fit un signe, et j’introduisisMlle Annette, fille de salle au restaurant :cette brave servante semblait surprise au dernier point de cetappareil si peu usité dans une chambre d’hôtel. Maurice l’invita às’asseoir.

– Mademoiselle, dit-il, vous avez sans douteété surprise de la lettre que vous avez reçue. Pour des raisonsimportantes je ne vous ai point vue avant aujourd’hui. Vous lereconnaissez, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur. Je ne vous connais pas.

– C’est à votre patron que je suis alléparler, et c’est lui qui a bien voulu me permettre de vous appelerici. Serez-vous assez bonne pour nous donner quelquesrenseignements ?

– Sur quoi, monsieur ?

– Vous connaissiez bien Defodon ?

– Le pauvre garçon. Ah ! je lecrois ! On a joliment bien fait de condamner l’autre ; ona été trop doux, voilà tout…

– C’était un bien charmant garçon, n’est-cepas, ce Defodon ?

– Ah ! monsieur, et doux comme unefille ; qui n’aurait pas fait de mal à une mouche !

– Il n’était pas fort, je crois ?

– Pour ça, non ; et puis, voyez-vous, onsentait qu’une pichenette l’aurait tué, ce garçon. À lamoindre chose, il tremblait comme une feuille…

– Ah ! il tremblait ?

– Quelquefois c’était si fort qu’il pouvait àpeine tenir son verre…

– Mais ce tremblement n’avait-il pas été lasuite d’excès ?

– Des excès ? N’en dites donc pas de mal…Si c’est pour ça que vous m’avez fait venir, ce n’était pas lapeine… Tenez, je me rappelle qu’une fois il a eu presque une crisede nerfs… savez-vous pourquoi, le pauvre chéri ? Parce qu’ilavait trouvé un cricri dans son pain.

– Un cricri ?

– Oui, une de ces bêtes noires quisont chez les boulangers… Je le vois encore : il est devenutout pâle… puis il s’est levé de sa chaise, tout brusquement… mêmequ’il a manqué de tomber en arrière…

– Il était nerveux ?

– Nerveux, oui, c’est ça, et puis… dégoûté,oh ! dégoûté comme une petite maîtresse…

Nous nous regardâmes avec un signed’intelligence. Cet interrogatoire, si habilement et si patiemmentconduit, corroborait de la façon la plus frappante et la plusinattendue les déductions de Maurice.

Il remercia Annette, qui se retira trèsétonnée de l’importance que l’on paraissait attacher à sesdéclarations.

– D’après ces renseignements, dit Maurice,vous appréciez comme moi combien l’organisation de Defodon étaitsusceptible d’excitation. La moindre commotion l’ébranlait, etj’appelle votre attention sur le détail du cricri. Nousallons entendre maintenant M. Lafond, vieux jardinier de lafamille Defodon, dont la déposition, je l’espère, aura la plusgrande importance au point de vue qui nous occupe.

Le père Lafond était un vieillard de soixanteans, robuste et bien portant. Aux premières paroles qui lui furentadressées, il se mit à sangloter.

– Mon pauvre jeune maître, s’écria-t-il, sivous saviez combien je l’aimais !

– C’est vous qui l’avez élevé ?

– Si vrai que j’ai planté un orme le jour desa naissance et que c’est aujourd’hui un grand et bel arbre.

– Vous vous souvenez de son enfance, quand ilcourait à travers le jardin…

– Oui, oui. C’était un si gracieux petitenfant, tout doux, tout gentil. On le prenait pour une petitefille, mêmement qu’il en avait tous les goûts… un petit peupeureux. Le noir lui faisait grande crainte. Et puis,surtout, oh ! ça, je m’en souviens comme si c’était hier, ildétestait les insectes, les bêbêtes comme il disait.

– Ah ! il détestait les insectes, lespapillons ?…

– Les papillons moins, parce qu’ils étaientjolis. Mais c’étaient les bourdons, les guêpes, les araignées… çale dégoûtait, le pauvre innocent. Et quand, par hasard, une de cesvilaines bêtes le cognait dans le jardin, il devenait tout pâle etfaisait une grosse moue toute dégoûtée…

– Vous ne vous rappelez pas quelque faitparticulier à ce sujet ?

– Non… je ne crois pas !… Ah !tiens, si fait… je me rappelle que pendant près de quinze jours, ilne voulait pas passer par une allée, pourtant bien jolie, sous boiset ombreuse… Moi, je lui disais comme ça : « Mais viensdonc, petit ! » – Non, non ! et il criait et iltrépignait. Alors je l’ai pris dans mes bras et j’ai voulu passeravec lui. Il s’est débattu en criant : Labébête ! la bébête !Croiriez-vousça ? C’était parce qu’une grosse araignée avait fait sa toilejuste à l’entrée de l’allée, la pauvre bête. Ma foi, je l’ai tuée.Du reste, ça tenait de famille. M. Defodon est comme cela…

Le jardinier fut congédié. Maurice me priad’appeler le médecin. C’était un de nos amis, le docteur R…

– Mon cher, lui dit Maurice, tu as bienexaminé M. Defodon ?

– Oui. Tu peux tenter l’expérience.

– Tu es sûr que la commotion n’offre aucundanger ?

– Aucun danger sérieux, j’en réponds. Malgréson état d’excitation nerveuse, il est très fort et j’affirme qu’iln’y a rien à craindre…

– Mais qu’allez-vous faire ? s’écrial’avocat.

– Je vais tenter une expériencedécisive ; la scène qui va se passer vous édifieracomplètement sur les faits qui vous intéressent, et quelquesdernières explications seront à peine nécessaires. J’ai dûseulement prendre certaines précautions afin que la santé deM. Defodon n’eût pas à souffrir d’une épreuve qui aurait puêtre dangereuse dans son état. Vous avez entendu la réponse dudocteur ; je crois que nous pouvons agir.

– Faites donc, répondîmes-nous.

M. Defodon père entra : c’était, onne l’a pas oublié, un vieillard petit, très maigre et agité d’unesorte de tremblement continuel. Ses jambes paraissaient avoir peineà le soutenir. Maurice le fit asseoir sur un fauteuil.

– Monsieur, lui dit-il, quelle que soit ladouleur que vous ait fait éprouvé la perte de votre fils, j’espèreque vous serez assez bon pour bien vouloir répondre aux quelquesquestions que je vais vous adresser et qui n’ont d’autre but que larecherche de la vérité.

Maurice s’était assis auprès du vieillard,devant la table. Il attira lentement à lui une petite boîte carréeet posa le doigt sur le couvercle.

– Peut-être ma demande vous paraîtra-t-elleétrange. Vous souvenez-vous de l’histoire de Pellisson ?

– De Pellisson !

– Emprisonné, Pellisson, dans sa solitude, eutla singulière idée d’apprivoiser un animal qui ordinairementinspire à tous la répulsion la plus grande… Il trouva une araignée,dans un coin de sa prison, une grosse horriblearaignée…

Maurice appuyait sur les mots, et regardantfixement Defodon père :

– Oui, il eut le courage de la prendre entreses doigts… de l’approcher de son visage, tandis que ses longuespattes… remuaient…

– Assez, monsieur, s’écria le vieillard… c’estrépugnant.

– Répugnant ! et pourquoi ?L’astronome Lalande mangeait… bien les araignées… vivantes…

– Ignoble ! murmura le vieillard enfrissonnant.

– Mais oui, il portait sur lui une petiteboîte… semblable à celle-ci.

Il montrait la boîte dont j’ai parlé.

Il la tournait dans ses doigts comme il eûtfait d’une bonbonnière… puis à certains intervalles, ill’ouvrait…

M. Defodon père avait les yeux fixés, surla boîte, son visage se décomposait, devenait livide…

– Et il en tirait… tenez comme ceci !

Maurice ouvrit la boîte, y plongea les doigtset en retira une araignée énorme qu’il approcha vivement duvieillard. Celui-ci, comme frappé d’une commotion électrique,bondit sur sa chaise, se redressa de toute sa hauteur, et, poussantun cri rauque, se rua sur le médecin, comme le noyé qui s’accrocheà une planche de salut, et lui jeta ses bras au cou. Le médecin,par un mouvement rapide, lui mit au front une serviette mouilléequ’il tenait préparée. Le vieillard s’affaissa… il étaitévanoui.

Il y eut un long moment de silence.

Le médecin tâtait le pouls du vieillard ;il nous rassura d’un geste.

– Rien à craindre, il se remet.

L’avouerai-je, nous étions tous horriblementpâles. Le hideux animal se débattait entre les doigts de Maurice etsa laideur dégoûtante nous fascinait. Nous ne pouvions en arrachernos regards. Maurice s’en aperçut, le replaça dans la boîte ets’approcha du vieillard. Celui-ci revenait peu à peu à son étatnormal. Le médecin lui donna le bras, et tous deux sortirent.

– Avez-vous enfin compris ? s’écriaMaurice : le coupable est là, dans cette boîte, c’est cehideux animal qui a tout fait. Lorsque, sur le visage du mort, j’ailu cette expression de dégoût, je me suis rappelé les explicationsde Beaujon. Defodon était dans son lit. Tout à coup son regard estdevenu fixe, il a battu l’air de ses mains.

« Beaujon a vu quelque chose denoir sur son visage, comme une tache. L’homme s’estjeté à bas de son lit et s’est élancé vers Beaujon qu’il a étreintde ses bras… Donc un objet, un être capable d’exciter le dégoût,voilà ce qu’il fallait trouver… Eh bien ! messieurs,regardez.

Maurice écarta le rideau du lit, et nousvîmes, se collant du plafond à la flèche, une énorme toiled’araignée, grise, épaisse…

– C’est à cette toile que j’ai arrachél’animal. Que s’est-il donc passé ? La lampe était sur cettecheminée, sans globe ni abat-jour, jetant la clarté blafarde dupétrole… l’animal était sorti de sa toile… il était sur le rideau,sa teinte noirâtre tranchant d’autant plus sur la blancheur dutissu… Par un accident dont nous n’avons pas à rechercher la cause,tandis que Defodon, fasciné à sa vue, fixait sur l’araignée sonregard effrayé, l’animal est tombé sur son visage. C’est la tachenoire. Defodon a battu l’air de ses mains, comme pour écarterl’ennemi répugnant… puis, dans le paroxysme du dégoût, il s’estenfui… il a fait retraite et s’est jeté sur Beaujon. Lereste s’explique de soi-même. Au moment où il saisissait Beaujon aucou, celui-ci s’est dégagé par un mouvement brutal. La commotion adéterminé la mort immédiate de Defodon… Mais Beaujon n’était-il pasinnocent ?

Maurice avait vaincu.

 

Le jugement fut cassé par la Cour et renvoyédevant d’autres assises.

Maurice fut appelé à titre d’expert. Beaujonfut acquitté…

– Eh bien ! me dit Maurice, qu’endites-vous ?

– Il vous reste un devoir à accomplir, luirépondis-je, faites des élèves.

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