Histoires incroyables

VI

Franz Kerry, à Edwards B…, à Baltimore.

« Cher ami, tu vas enfin être satisfait.Tant de fois tu m’as raillé pour n’être pas amoureux, que j’attendspar le prochain courrier tes plus vifs éloges. Que veux-tu ;il fallait que l’heure sonnât, et en vain j’écoutais tomber une àune dans le passé les journées et les minutes, sans qu’aucun sonvînt frapper mon oreille.

« Tu connais mon esprit : né d’unemère maladive et à qui le positivisme de mon père avait faitl’existence désespérée, j’ai sucé dès ma naissance le lait mortelde la fantaisie… Pauvre femme ! je m’en souviens encore, je lavoyais, tout petit que j’étais, se pencher sur mon berceau,regarder de ses grands yeux bleus mes yeux qui venaient des’ouvrir… on eût dit qu’elle cherchait à y plonger comme dans unmonde inconnu, et moi j’écartais bien larges mes paupières pour luilaisser le champ le plus large possible… puis, comme en un miroir,je voyais dans sa pupille dilatée se dessiner des mondes inconnus,irradier des rayonnements étincelants, ou bien se développer,profonds et dans une perspective infinie, des paysagess’évanouissant en des ombres lointaines ; ou bien encore il mesemblait que s’approchaient de moi, rapides comme si elles eussentdes ailes, des formes admirables de contours et de couleurs.

« C’étaient mes premières excursions dansle pays du rêve : l’attraction commençait, attractionterrible, qui vous entraîne si loin, si loin, qu’il n’est plus deretour possible. Quand j’étais seul, je fermais les yeux et jeregardais… Quoi ? La nuit, la nuit dont j’éprouvais l’amour,que je recherchais, que je désirais… Dans ces ténèbresvolontairement formées pour moi seul, je créais par l’imaginationun monde qui m’appartenait, et dans lequel nul n’avait pénétré etne pénétrerait jamais. Jouissance égoïste que peuvent apprécierceux-là seuls qui ont été assez maîtres d’eux-mêmes pour lasavourer lentement, consciemment.

« Je grandis. Je me trouvai lancé dans lemonde extérieur. Combien il me parut mesquin en comparaison de monunivers à moi ! Ce que vous appeliez le beau n’était qu’unedéviation de cet idéal dont j’avais la pure notion ; voscouleurs étaient criardes, vos lignes irrégulières, vos monumentsgrotesques. En vain, je cherchai ; j’entendais quelqu’und’entre vous parler avec éloge de tel spectacle, de telbâtiment : aussitôt je me rendais au point indiqué :jamais je n’éprouvais d’autre sentiment qu’une profondedésillusion. Devais-je être plus heureux en contemplant l’hommequ’en étudiant ses œuvres ?

« Oh ! que là encore la beauté meparut froide ! Pas un front sur lequel resplendît la pensée del’Infini : partout, au contraire, écrits en rides prématurées,les soucis de la vie actuelle, pratique ; sur les plus jeunesvisages, des préoccupations mesquines ; sur les physionomiesdes vieillards, le regret du passé et non l’élan vers cet avenir,cependant si proche.

« Et, le dirai-je ? lamatérialité me faisait horreur. Je ne comprenais pas qu’onse condamnât à vivre dans ce milieu glacé qu’on appelle la sociétéet qui n’est qu’un immense cimetière, quand il était si facile dese créer une existence toute d’extase et de rêverie.

« Vint l’adolescence, ce que vous appelezl’âge des passions, comme si cette fougue n’était pas au contraireun effet de la matière, tendant à dominer l’âme et à en faire sonesclave. Chez moi, la lutte fut rude. J’étais plein de vigueur, monsang bouillonnait dans mes veines, mes tempes battaient. Mais peu àpeu le sentiment vrai se dégagea ; ce qui parlait en moi,c’était une aspiration nouvelle vers l’idéal qui est la beauté.

« Il ne me suffisait plus de lacontempler, de l’admirer : je voulais la posséder,m’identifier à elle, m’en imprégner en quelque sorte en me baignantdans ses effluves. Seulement je fis au préjugé une concession.J’admis la relativité dans la perfection, c’est-à-dire quej’aimai une femme. Elle était admirablement belle. Oh ! sur mafoi, jamais plus splendide manifestation de la vie n’avait pu êtrerencontrée.

« Vous la proclamiez tous le chef-d’œuvredes chefs-d’œuvre, et les femmes elles-mêmes se retournaient surson passage, s’irritant de l’hommage qu’elles étaient contraintesde lui rendre.

« Ah ! je me souviens… et j’en risencore ; j’en ris, je te l’affirme. Je me souviens dudébordement d’envie qui monta jusqu’à moi, lorsque la belle Thémiame choisit entre tous ses adorateurs. Pauvre femme ! ellem’aimait… j’en ai la conviction. Quand je lui parlais, elles’efforçait de me comprendre et fixait sur moi ses grands yeux develours comme si elle eût voulu lire dans ma pensée… Pauvre !…pauvre !… elle était belle comme votre marbre, comme votrediamant, marbre dont la plus belle pierre est striée, diamant quireflète la lumière, et ne saurait de lui-même tirer un seulrayon !… Un jour, je partis en la maudissant et ne la revisplus.

« Alors je voyageai : il me semblaitque la nature, avec ses dimensions surhumaines, serait enfin à lataille de mes créations imaginaires. Certes, je ne suis pas unprofane, et je défends à tous de me refuser l’intelligence dubeau : je comprends aussi bien que qui que ce soitles jouissances qu’un esprit, circonscrit dans ses aspirations,peut ressentir, notamment en présence de l’Océan, alors que la nuiton est seul, sur l’avant d’un navire à voiles. Le craquement desmâts est une harmonie qui rappelle la faiblesse de l’œuvre humaineen face de ce coin de l’œuvre créatrice… Il y a dans le souffle quipasse comme une expiration du Tout immense, l’horizon est siéloigné que l’œil peut à peine noter ses contours… Mais plusloin ! mais plus loin ! Colomb marchant vers l’Amériqueavait un but auquel se heurtait sa pensée ; il pouvait êtresatisfait !… Mais pour celui qui a la conscience de l’infini,où est le but ?

« Le non-fini s’étend au delà dela conception, qui n’est elle-même qu’un relais, un temps de repos…la pensée n’étant qu’une émanation du cerveau, organe imparfait,puisque au-dessus, au delà de toute chose créée, il y a la chose,la force créatrice, la pensée donc procède de l’infirmité de sonproducteur. Qui sait ce que rêve la pierre lancée en avant par lafronde ! Elle se sent gravir les échelles de l’air, elleaspire aux espaces immesurés… mais la force de la fronde étantx, la force en avant de la pierre serax. En un moment, elle retombe. La pensée, elle, s’accrochede par sa puissance spéciale au point qu’elle a atteint, et de là,fatigue réparée, elle s’élance vers des limites nouvelles…Oh ! la pensée ! seule joie de l’homme, seule force,seule puissance, essence réelle de l’humanité !… qui traversed’un seul bond vos mondes grotesques, et n’y trouvant même pas unpoint d’appui, se demande : Où ? Comment ?Pourquoi ?

« Non, jamais tu ne connaîtras cettetorture. Tu es raisonnable, toi, tu t’occupes de tes affaires. Jet’aime ! je ne saurais dire pourquoi. Toi seul me rattaches –ou mieux me rattachais – à l’humanité. Tu as une bonne nature, tues franc, tu es loyal. Il y a aussi des profondeurs dansl’honnêteté ; la bonté tient de l’infini : tu meconsolais de l’étroitesse des autres cœurs.

« Lorsque je revins, ayant visité ce queles hommes avaient visité avant moi, ayant en outre, et parorgueil, gravi des pics réputés inaccessibles, contemplé des sitessur lesquels nul œil humain ne s’était reposé, je consultai moncœur : il était vide ; nulle joie n’était venuesatisfaire cette faculté d’expansion qui entraînait tout monêtre.

« C’est alors que je te fis part de monprojet. Je me trouvais entre deux alternatives : la mort oul’étude. La mort ! Pourquoi ce mot me faisait-il peur ?pourquoi éprouvais-je en le prononçant une sensation semblable à unfroid glacial ? Pourquoi la désagrégation de moi-même meparaissait-elle effrayante ?… Oh ! si j’eusse été sûr dumoins que, dégagée des fibres matérielles qui l’enlacent comme unréseau d’acier, ma pensée aurait pu, libre, s’élancer versl’immatérialité, plonger à jamais dans les vagues sans cesserenaissantes de l’infini… Mais où était la preuve de cettepossibilité ?

« Avant tout, je voulus voir, savoir,pressentir cet avenir avant de m’y élancer, comme ferait leplongeur qui sonderait la mer avant de s’y jeter… Et puis cesfacultés, dont je constatais l’existence en moi, ne pouvaient-ellespas par leur exercice me procurer les jouissances cherchées ?l’instinct qui me guidait n’était-il pas la preuve que cet instinctmême pouvait être assouvi ?… L’homme qui ressentirait pour lapremière fois les attaques de la faim ne trouverait-il pas danscette appétence même la preuve de l’existence des aliments ?Alors il marcherait pour chercher ce qui ne vient pas àlui ?

« Je résolus de me livrer à des étudesnouvelles ; et tu le sais, ami, muni de tous les instrumentsnécessaires, fort de mon ardeur et de ma volonté, je m’exilaivolontairement de la ville pour m’installer sur la petite collinequi est au nord d’Hoboken… Là, depuis plusieurs mois, loin dumonde, je ne regarde plus la terre ; mais sans cesse mesregards, tournés vers le ciel, interrogent cet espace immense dontles limites sont imperceptibles… Ah ! cher, cher, si tu savaisquel enivrement splendide envahit tout mon être pendant ces longuescontemplations ! le tourbillonnement de l’infini se répercutedans mon cerveau…

« Qui donc a parlé d’opium, de hatchich,de toutes ces drogues empoisonnées qui surexcitent le cerveau pourlui donner une jouissance fiévreuse et dont il n’a même pas laconscience nette ! Moi, calme, froid, je regarde le ciel…Alors, l’hypnotisme de la profondeur sidérale s’impose à mesorganes, et, dans une sorte d’immobilité cataleptique, je perçoisdes splendeurs innommées… Mes sens se décuplent… je vois dans ceséternités la vie des mondes qui se meut et se perpétue. Et quelsmouvements ! les vastes cascades de lumière, tournant surelles-mêmes, tombant et remontant sur un cercle sans limites :les écroulements de l’éther effleurant les masses sidérales, etparfois, épouvantement de ma faiblesse en face de cetteforce ! les anéantissant comme une balle de papier dans lefourneau d’un fondeur !

« Alors je retombe, brisé, écrasé ;l’ivresse est trop violente, les ressorts de mon être ont plié souscette pression du splendide ! et la nature reprenant sonempire, je m’évanouis.

« C’est pendant une de ces crises, il y aquelques jours, que se produisit le fait qui devait avoir sur monexistence une influence décisive.

« C’était dans une après-midi. Le cielétait pur ; seulement, quelques vapeurs nageaient dans l’airoù la lumière semblait se noyer, comme dans un lac transparent. Jeregardais, et bientôt se présentèrent pour moi les splendeurscherchées.

« L’horizon me parut un immense anneauirisé, au milieu duquel, et par couches parallèles, se mouvaientdes cercles concentriques formant des ondes lumineuses etchangeantes, admirablement teintées. Ces ondes se multipliaient, ettoujours l’espace laissé libre par les circonférences diminuaitd’étendue. Au point central resplendissait un faisceau rayonnant…Tout à coup, au foyer même de cette éblouissante symphonie delumière, parut un être… Je ne puis le décrire, les mots memanquent. C’était la synthèse de toutes les beautés, l’éclosion detoutes les grâces ; c’était l’ange, c’était l’idéale,la pensée prenant forme, le rêve s’animant… Elle me regarda ;ses yeux rencontrèrent les miens… je fus comme foudroyé !

« Naturellement, lorsque je revins à moi,ma première pensée fut que cette apparition n’avait existé que dansmon imagination… Et, d’ailleurs, où pouvait vivre semblableperfection ? Je m’étais assis sur la terrasse de ma maison, latête dans mes deux mains, laissant errer mes yeux à l’aventure… Jeme reposais de ces émotions en regardant la terre, quand un étrangespectacle frappa mes regards. Croirais-tu que depuis mon séjourdans cette habitation, je n’avais pas encore examiné lesenvirons ?

« Je n’ai pas besoin d’insister pour tefaire comprendre que mes yeux, exercés à la vision dès ma plustendre enfance, sont doués d’une faculté de perception infinimentsupérieure à celle que possèdent les yeux des autres hommes…

« Ce que j’apercevais distinctement, cequi me frappait d’étonnement, était, à la distance de quatre millesenviron, une sorte de palais de verre, de la dimension d’un kiosqueoriental ; pas une parcelle de fer ni de bois ne s’apercevait.Chose curieuse, les plaques de verre sur lesquelles le soleiljetait ses rayons étincelants étaient, sans exception, de couleurviolette, mais de ce violet qu’on ne trouve que dans le cristalnommé iolite.

« Le kiosque se trouvait au milieu d’unjardin dont, sans exception, les arbres, les branches et lesfeuilles elles-mêmes, présentaient cette même couleur ; laterre, le sol, étaient violets.

« Une porte s’ouvrit… et une jeune filleparut, vêtue de longs vêtements violets : ces vêtementsétaient formés d’une gaze laissant circuler la lumière autour ducorps le plus admirable que jamais sculpteur ait pu rêver. Cesformes divines n’empruntaient rien de leur perfection àl’humanité : c’était comme un moulage de vapeurs condensées,tant cette beauté était suave et pure ; un voile de mêmeétoffe et de même couleur ombrageait le visage, dont les lignesétaient idéalement ravissantes… Je poussai un cri !…

« C’était elle, c’était celle qui,quelques minutes auparavant, m’était apparue toute rayonnante desplendeur et d’immatérialité, au milieu du ciel étincelant… C’étaitelle. Ah ! je compris alors que c’était l’Amour. Je compriscette envahissante sensation qui s’empare de toutes les forces del’être, les secoue et les avive… Elle ! Pour la première foisje pouvais prononcer ce mot avec un indicible tressaillement, alorsqu’il se répercutait comme un écho dans toutes les fibres de moncorps… Cette femme, cet enfant (car je ne savais rien… sur monhonneur ! le détail m’échappait), c’était ma pensée à moi,c’était mon infini… c’était ma vie… Enfin j’existais, je sentais,j’aimais ! Elle ! Elle !

« Puisque tu veux bien t’intéresser à cequi me touche, je te tiendrai au courant de ce qui va se passer…Jusqu’ici, je n’ai pu arriver jusqu’à elle, mais je ne désespèrepas d’y parvenir. Désespérer, quand toute ma vitalité estconcentrée dans cette volonté ! quand elle m’attend, comme jel’attends, quand elle m’appelle, comme je l’appelle !

« À bientôt, ami, àbientôt ! »

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