Histoires incroyables

Nul ne peut nier qu’il se manifeste entre lesêtres vivants, alors que les hasards de la vie les mettent enprésence les uns des autres, des influences inhérentes à leurnature, et qui se traduisent soit par une attraction, soit aucontraire par une répulsion involontaires. C’est ce qu’on désignevulgairement par les mots sympathie etantipathie. Mais il est à remarquer que ces manifestationsprésentent, selon les individus, de notables différences, quant àleur valeur ou à leur intensité. La bienveillance de certainscaractères peut – et cela se voit souvent – développer chez unindividu une trop grande facilité de sympathisation qui l’entraînevers les inconnus conduits sur son chemin par les accidents del’existence ; au contraire, certains caractères ditsmalheureux, malveillants, ont pour premier principe la défiance etmontrent à tout nouveau venu une singulière antipathie, sans motifconcevable. Ce sont là des extrêmes, malheureusement tropfréquents. Mais il faut reconnaître que les sentiments, naissantainsi dans ces caractères de premier mouvement, sont mobiles etcèdent au bout de très peu de temps à la fréquentation et à uneconnaissance plus complète de ceux qui en sont l’objet.

Chez quelques personnes privilégiées – etc’est de celles-là qu’il faut ici parler – les sentimentssympathiques ou antipathiques se développent, non pas en raison dela nature même de celui qui les éprouve, mais au contraire enraison de la nature de celui qui les inspire.

Maurice Parent – un de mes collègues duministère de… – se trouvait dans ce dernier cas. Ce n’était pas unhomme de parti pris ; il n’était par nature ni bienveillant nimalveillant ; en général, à première rencontre, il étaitfroid, mais sans sécheresse ; poli, mais sans affectation. Nese livrant pas du premier coup, il semblait attendre que quelquecirconstance guidât son choix. En résumé, serviable et aimable, nulne rendait plus obligeamment un service ; et si ses véritablesamis n’étaient pas aussi nombreux que le sont ceux des hommes quidonnent ce titre à toutes leurs connaissances, du moins lasociété qu’il s’était choisie formait-elle un véritable cercled’affection et de dévouement.

 

Avec ce caractère, on comprend que, de la partde Maurice, les manifestations de sympathie ou d’antipathie àpremière vue avaient d’autant plus de valeur qu’elles étaient plusrares : elles procédaient évidemment d’une influence àlaquelle Maurice obéissait, sans que sa volonté en fûtcomplice ; il subissait une coercition intime, alors que,contre sa manière d’agir ordinaire, il témoignait clairement qu’uneattraction ou une répulsion se produisait en lui à l’égard d’unétranger.

En somme, j’avais reconnu pendant longtempsque ces manifestations, d’ailleurs, je le répète, fort rares, setrouvaient d’ordinaire justifiées par les circonstancesultérieures. La première fois que Maurice m’avait vu, il m’avaittendu la main ; et j’ose dire qu’il avait été bien inspiré.Car jamais amis ne furent plus intimes et ne méritèrent mieux l’unde l’autre. Ainsi pour quelques autres. Au contraire, il m’étaitarrivé de me lier précipitamment avec des hommes que Maurice avaitaccueillis froidement, durement même, qu’il avait toujours évités,en dépit de mes instances. Et j’avais dû reconnaître que soninstinct ne l’avait pas trompé. De ces hommes, j’avais toujours euà me plaindre, de quelques-uns même très gravement.

Je m’étais donc habitué à suivre ses avis etm’en étais bien trouvé. Cependant, en un point, nous n’avions putomber d’accord, et je dois faire une exception en ce qui concerneune troisième personne, Charles Lambert, qui, avec Maurice et moi,travaillait au même ministère – même division – même bureau et mêmepièce.

 

Maurice était commis principal ; Lambertde seconde et moi de troisième classe. Mais il est bien entendu quenous ne conservions entre nous aucune hiérarchie et que nous nousentendions à merveille. Quand je dis : Nous nous entendions, –ceci demande explication. Et ici deux portraits sont nécessaires.Je commencerai par Maurice, que nous appelions plaisamment notredoyen, quoiqu’il ne fût notre aîné que de quelques années.

Maurice Parent avait trente-trois ans :c’était un homme de taille moyenne, mince et non maigre ; sestraits ne présentaient aucun caractère saillant, à l’exception dela partie supérieure de son visage. Ses yeux, fortement enfoncéssous leurs orbites, étaient de cette couleur indécise que lesAnglais appellent – grey eyes – yeux gris. Il étaientmobiles, vifs, mais offraient surtout une particularitéremarquable. Lorsque Maurice portait son attention sur un objetquelconque, ce qui lui arrivait souvent, car il était rêveur etméditatif, il semblait que son regard devînt aigu, quel’iris et la pupille se contractassent de façon à former – si jepuis, dire – une pointe, une sorte de vrille ou faisceaude rayons convergeant vers un point unique. En examinant de plusprès ce qui me paraissait une sorte de phénomène, je constatai quedans ces périodes d’attention excessive ses yeux déviaient sousl’influence d’un strabisme temporaire, si bien que les rayons desdeux yeux convergeaient, en effet, plus vivement qu’ils nele font d’ordinaire sur l’objet examiné. Ce regard produisait surcelui qui le subissait un effet désagréable, comme si une pointeeût pénétré dans les chairs, et quand il se plongeait dansvos propres yeux, vous étiez obligé – involontairement – de clignerles paupières avec une sensation douloureuse.

 

Maurice était depuis dix ans dansl’administration ; son avancement n’avait pas été très rapide,mais cette lenteur ne pouvait être attribuée qu’à lui-même, et ille reconnaissait. Doué d’une immense facilité, il se débarrassaitdu travail de la journée en quelques instants et s’adonnait, poursa propre satisfaction et pendant tout le reste de son temps, à desétudes personnelles, portant particulièrement sur les mathématiqueset la chimie. Il avait, d’ailleurs, une certaine aisance et neconservait sa place que pour avoir un centre, c’était sonexpression.

Il est naturellement inutile que je parle demoi, mon rôle se bornant à peu près à celui de narrateur ; jepasse donc à notre camarade – ou mieux à moncamarade Charles Lambert.

Je fais cette distinction à dessein, et ellesera expliquée plus loin.

Il n’y a qu’un mot qui puisse bien rendre lesentiment que m’avait inspiré Lambert : C’était un garçonéminemment sympathique, – à moi bien entendu. Il était detaille élevée, de forte constitution, ses épaules étaient larges,sa poitrine était puissante. On devinait une nature éminemmentvivace. La vitalité débordait en lui. Cependant, il y avait danstoute sa personne une sorte de nonchaloir, disons mieux,de prostration qui excitait à la fois, et l’inquiétude, et unesorte de pitié. Il ne se tenait pas droit, mais un peu voûté. Onaurait cru – à première vue – que cette vitalité dût produire chezLambert des efforts continuels vers la vie active. Loin de là, cegrand corps semblait, avec toute sa santé, avec son exubérance depuissance, succomber sous sa propre force. Ses mouvements étaientlents, ses manières extraordinairement douces, presque câlines.Mais, au-dessus de tout, Lambert était et paraissait doux etinoffensif. Sa tête était belle. Des traits parfaitement réguliers,barbe et cheveux d’un châtain clair, de beaux yeux d’un bleulimpide, bien fendus et se laissant voir jusqu’au fond.

 

Lambert réalisait, dans toute la force duterme, le type de l’employé modèle. Seul de nous trois, il étaitmarié ; nous avions vu sa femme deux ou trois fois, c’étaitune charmante petite créature, à l’œil vif, aux cheveux noirs.Lambert vivait avec elle et sa mère ; mieux que cela, il lesfaisait vivre. Et que gagnait-il ? deux mille quatre centsfrancs par an, deux cents francs par mois. Bien peu pour un ménagesur lequel pèse une charge supplémentaire. Mais il n’avait pasd’enfant. Lambert était le premier au travail, et même, il fautavoir le courage de tout avouer, son assiduité était telle que biensouvent j’en avais abusé pour le prier de faire les travaux dontj’étais chargé, afin de pouvoir prendre dans la journée quelquesheures de liberté. Lui ne se plaignait jamais, souriait si je luidemandais un service, et s’empressait de me le rendre. Ilparaissait que son traitement modique lui suffît, car il n’avaitpas de besoins, ne se permettait aucune dépense, passait toutes sessoirées en famille, en résumé, était un véritable modèle d’ordre etde régularité.

Du reste, gai, bon enfant, franchement rieur,et, ce dont je lui savais gré, ne jouant pas à la victime. Lorsque,Maurice et moi, nous racontions avoir assisté à une partie deplaisir, il nous écoutait de toutes ses oreilles et s’amusait denos récits.

Tel était l’homme qui, depuis trois ans, étaitattaché à notre bureau. Je le répète, il m’était éminemmentsympathique.

La première fois que Maurice l’avait vu, ill’avait longuement fixé, de ce regard dont j’ai parlé ; puisquand le soir Maurice m’avait pris le bras pour quitter leministère :

– Eh bien ! homme d’intuition, luiavais-je demandé, que penses-tu de notre nouveaucamarade ?

Maurice avait répondu brusquement :

– C’est un infâme coquin !

Je ne pus retenir un cri de surprise :j’avais, je l’ai dit, grande confiance dans le jugement de Maurice.Mais, cette fois, j’étais certain qu’il était absolument en défaut.Je ne voulus même pas discuter. J’attendis. Six mois sepassèrent ; j’avais examiné Lambert avec le plus grand soin,et j’avais constaté ce que j’ai exposé plus haut. J’aimais etj’estimais ce courageux travailleur, qui ne songeait qu’à assurerle pain quotidien à sa famille ; je l’avais vu le dimanchepasser gaiement dans les rues, sa petite femme au bras. J’avais étéreçu chez lui ; je l’avais trouvé plein de tendresse pour safemme et d’égards pour sa belle-mère.

Un soir donc, je posai de nouveau à Maurice laquestion à laquelle il avait déjà si étrangement répondu. Je restaistupéfait.

– Je te répète, me dit Maurice, que c’est uninfâme coquin.

– Tu es fou.

– Préfères-tu une affreuse canaille ? jete laisse le choix.

– Mais sur quoi te bases-tu ?

– Je t’expliquerai cela un jour : celaest. Que cela te suffise.

– Que lui reproches-tu ? Connais-tuquelque grave secret dans son passé ?

– Il n’a pas plus de passé que nous. C’est uncoquin… d’avenir, mais non de passé.

– Ah ! fis-je en riant ironiquement, bienque cette conviction, si fortement exprimée, me causât unedouloureuse impression ; tu prédis l’avenirmaintenant ?…

– Je ne prédis pas… je sais. Du reste, tu meferas plaisir en ne m’en parlant plus… avant que je t’en parlemoi-même.

Notre situation était en réalité singulière.J’avais la plus grande affection pour Maurice et une amitié réellepour Lambert. Quoique Maurice ne fît rien paraître de l’antipathieque lui inspirait notre collègue, cependant je me sentais gênémoi-même. Vingt fois dans la journée, je me surprenais à étudier levisage de mes deux amis et à me demander :

– Pourquoi Maurice déteste-t-il cegarçon ?

Je n’y comprenais rien. Naturellement Lambert,tout en faisant bonne figure à Maurice, n’était pas sans comprendrequ’il n’y avait pas de ce côté-là grande amitié pour lui. Mais ilen avait pris son parti. Tout d’abord, il avait tenté de seconcilier les bonnes grâces de notre compagnon. Mais Maurice luiavait répondu en riant, avec une sorte d’ironie dont seul jecomprenais le sens.

 

Parfois, au beau milieu d’une conversation,Maurice, s’adressant à moi, s’écriait :

– Je dis que c’est un hideux coquin !

Je rougissais malgré moi ; je feignais decomprendre qu’il s’agissait d’une allusion à une personne absente.Lambert, d’ailleurs, le pauvre garçon, ne pouvait se douter qu’ilfût question de lui. Je le considérais sans qu’il s’en aperçût. Etje le voyais toujours le même, avec sa physionomie placide,travaillant et piochant tout le jour.

Peu à peu, cependant, – et au prix de combiend’efforts ? – je parvins à briser la glace ; une certainecordialité régna dans nos triples relations, et, pour la sceller,je proposai que désormais, tous les quinze jours, le mercredi, nousnous réunissions le soir pour boire un verre de bière et jouer auxdominos, dans un petit café situé à quelque distance duministère.

Je dois dire un mot de ces parties de dominos.Maurice était d’une force exceptionnelle à tous les jeux, – mais àla condition expresse qu’il fît attention. La plupart dutemps, il causait en poussant les dominos ou en jetant les cartes,et commettait erreurs sur erreurs. Nous nous moquions de lui ;le café dont je parle était très fréquenté par nos collègues, quise mêlaient souvent à notre petite société. On jouait avec Maurice,on le faisait causer. Il perdait et on riait. Quelquefois ildisait : « Je parie gagner la prochaine partie contren’importe lequel d’entre vous. »

 

On acceptait. Maurice se mettait au jeu. En cecas-là on pouvait lui parler, chercher à le distraire. Rien neparvenait à l’émouvoir, son regard prenait cette singulière fixitéque j’ai essayé de décrire, et il gagnait à coup sûr.Jamais, dans ces conditions, je ne l’avais vu perdre avantl’arrivée de Lambert. Mais, chose bizarre, ou plutôt trèsexplicable sans doute, en ce sens que le nouveau venu était aumoins d’égale force, il était rare que Maurice pût gagner unepartie contre Lambert. Pour tout dire, ils se retiraient presquetoujours ex aequo.

Je dis à Maurice :

– Je comprends que tu n’aimes pas Lambert,affaire d’amour-propre froissé, tu ne peux pas le gagner.

– Tu es un sot, me répondit sèchementMaurice ; avant les parties de dominos, je t’ai affirmé quecet homme était un coquin. Après, je l’affirme encore etplus certainement. Du reste, sois tranquille, je legagnerai.

En effet, au bout de quelques mois, Lambertperdait comme nous tous ; d’où je conclus que Maurice avaitcompris sa manière de jouer.

J’ai dit que Lambert m’avait quelquefoisemmené chez lui. Jamais il n’avait fait à Maurice la moindreproposition. Mais un jour, c’était à peu près à la moitié de latroisième année (et je parle de ce délai de trois ans parce que cefut à l’expiration de cette période que nous nous trouvâmesséparés, par des circonstances dont je ferai plus loin mention), unjour donc, Lambert, venant au bureau avec un visage rayonnant, nousraconta que c’était la fête de sa femme, qu’il serait bien aise, sinous voulions accepter tous deux un dîner sans cérémonie et unetasse de thé dans la soirée. Pour mon compte, j’acceptai sanshésiter. Je regardai Maurice, qui, à ma grande surprise, déclaraqu’il remerciait Lambert de cette invitation et qu’ilm’accompagnerait. Il avait singulièrement appuyé sur le motremerciait ;mais, en somme, il acceptait. J’en fusenchanté et je profitai d’un moment de tête-à-tête pour lui serrerla main, en le félicitant de s’être débarrassé de ses faussespréventions.

– Ah ! ah ! fit-il en riant, tuprends bien les choses !

Puis, redevenant tout à coupsérieux :

– N’oublie pas ce que je t’ai dit : Cethomme est un coquin !

– Alors pourquoi vas-tu chez lui ?

– Parce que c’est un coquin.

 

Je haussai les épaules. À six heures du soir,nous sonnions tous deux à la porte de Lambert, qui demeurait dansune modeste rue, à cinq minutes du ministère. C’était au quatrièmeétage, le dernier d’ailleurs de la maison. Je savais que le loyerétait de quatre cents francs. L’appartement était petit, mais trèsconvenable, et surtout d’une excessive propreté. Bien qu’il fûtévident qu’on avait donné à toutes choses le petit coup defion de la circonstance, on devinait que c’était là en touttemps un intérieur bien tenu, ou, pour tout dire, tenu par deuxfemmes.

Lambert vint à nous les mains ouvertes. Latable était dressée dans la chambre à coucher, le lit étantdissimulé par des rideaux de perse.

Notre collègue présenta Maurice à sa femme.C’était, je l’ai dit, une gracieuse petite créature, alerte,pimpante, à l’œil brillant. Ce jour-là, elle était charmante. Sescheveux noirs, relevés avec goût, faisaient ressortir la blancheurmate de son teint, et elle semblait tout heureuse de cette fêteimprovisée en son honneur.

La mère de Mme Lambert, qui senommait Mme veuve Gérard, était une femme desoixante ans, un peu forte, à l’œil craintif, et paraissant, malgréson âge, timide comme une jeune fille. D’ailleurs, elle semblaitaimer vivement son gendre, et je crois que jamais belle-mèren’avait mieux compris la passivité indispensable dans lavie de famille ainsi organisée.

Quant à Lambert, c’est l’homme heureux danstoute sa franchise. Pas de contrainte, un laisser-allersincère qui me touchait plus que toutes les protestations. Iln’avait pas besoin de nous dire que nous étions chez nous,en étant chez lui. Cela se sentait de reste.

La soirée fut charmante. Maurice, malgré cequ’il m’avait dit encore le matin même, semblait se livrer toutentier. Il était plein de cordialité ; je remarquai même – etceci soit dit sans reproche, – que, lorsque son regard s’arrêtaitsur Mme Lambert, il était plein de douceur, jedirai même de langoureux intérêt.

Après le dîner, Lambert et sa femmedescendirent. Car il est inutile de dire qu’il n’y avait point deservante. Maurice et moi restâmes seuls avecMme Gérard.

– Ainsi, demanda Maurice, continuant uneconversation précédemment commencée, les pauvres enfants se sontmis en ménage sans patrimoine ?

– Hélas ! oui, monsieur, réponditMme Gérard, il y a de cela six ans maintenant. Maisvoici le plus cruel. Mon mari avait un ami intime, quej’appellerais presque un frère. Cet ami lui avait formellementpromis qu’à sa mort il laisserait sa petite fortune à notre fille.Mon mari mourut le premier ; son ami me répéta sapromesse ; et quand le mariage se fit, je comptais pour meschers enfants sur cet héritage plus ou moins prochain. Mais unaccident amena la mort de cet ami, et…

– Et il n’avait pas fait de testament, achevaMaurice.

– En effet. Vous savez que ce sont là deschoses qu’on remet toujours au lendemain. C’est une faiblesse qu’ilest bien difficile de blâmer…

– Si bien que cette dot, sur laquelle pouvaitcompter Lambert, s’évanouit tout à coup…

– Oh ! il ne se plaignit pas. Il se mitau travail avec courage et persévérance. Du reste, vous savez aussibien que moi la façon dont il se conduit… C’est un cœur d’or.

– Et quel était le chiffre de cette petitefortune ?

– Une centaine de mille francs. Mais, entreles mains de Lambert, ce fût devenu une véritable fortune ;car il est bien intelligent, monsieur, et si vous l’aviez entenduexpliquer ses plans…

– Avant le désastre, bien entendu.

– Certainement. Depuis il n’en a plusparlé.

Lambert et sa femme rentrèrent dans lesalon.

La soirée s’écoula. Vers dix heures, Mauricese plaignit d’une douleur névralgique à la tempe.

– Vous n’auriez pas un peu de laudanum ?demanda-t-il à Lambert.

– Non, répondit celui-ci, ni rien qui yressemble.

– Cela se passe, du reste.

Quelques personnes étaient venues achever lasoirée chez les Lambert ; je ne fis guère attention à elles,car je ne les connaissais point. Je remarquai seulement une veuved’une trentaine d’années, assez gentille.

Mme Gérard, voyant que je laregardais, me dit à voix basse et en souriant :

– Si vous n’étiez pas si jeune, voilà unecharmante femme… et cinq ou six mille livres de rente.

– Et pas de testament à faire, dit Maurice ensouriant et du même ton.

Je quittai la maison, enchanté de ma soirée.Je ne voulus même point, en sortant, demander à Maurice quel étaitson avis. Je sentais que ses préventions m’auraient fait l’effetd’une véritable ingratitude.

 

Quelques mois se passèrent. Aucunecirconstance ne se produisit, du moins à ma connaissance,qui pût influer d’une façon défavorable sur mes relations avecLambert. Je dois reconnaître, d’ailleurs, que Maurice paraissaitavoir abandonné son système d’ironie à l’égard de savictime, comme j’appelais Lambert en plaisantant. Mauricene me parlait jamais de lui. Seulement, une nouvelle invitationnous ayant été adressée par Lambert, Maurice l’avait refusée, maistrès poliment.

Nous continuions, comme par le passé, à nousréunir tous les quinze jours dans la soirée, au café dont j’ai déjàparlé. C’étaient toujours les mêmes parties de cartes et dedominos.

Un soir, c’était en plein été, le 12 août187., il était environ sept heures. Nous avions dîné ensemble,Maurice et moi. Nous nous dirigeâmes vers notre café ;quelques-uns de nos collègues nous avaient précédés. Laconversation s’engagea, puis on apporta les cartes. Les partiess’organisèrent. Quelqu’un fit alors remarquer que Lambert n’étaitpoint encore venu, et le fait était d’autant plus extraordinaireque sa ponctualité était la même, qu’il s’agit du travail ou d’unepartie de plaisir. Huit heures sonnèrent. Lambert ne venait pas. Jene sais quelle vague inquiétude s’emparait de moi.

– Lambert serait-il malade ? dis-je àvoix haute.

– Impossible, répondit quelqu’un. N’est-il pasvenu au bureau dans la journée ? N’est-il pas parti en mêmetemps que nous, bien portant comme à l’ordinaire ?

On me suggéra l’idée de l’allerchercher ; je ne sais qui. Mais ce n’était pas Maurice, quiparaissait absorbé dans une laborieuse partie de piquet. Je prismon chapeau, sortis du café, et, quelques minutes après, je sonnaisà la porte de Lambert.

 

Il vint m’ouvrir et parut surpris de mevoir.

– Qu’y a-t-il donc ? me demanda-t-il.

Sa femme était derrière lui ; j’entraidans la chambre. La vieille mère se trouvait à sa placeaccoutumée.

– Mais, répondis-je en riant, il y asimplement ceci : on vous attend au café, et je viens vousenlever.

Lambert sembla hésiter, puis :

– Non, pas ce soir, dit-il. Il fait si chaudque, ma foi, j’aime mieux rester ici, bien à mon aise… on étouffedans votre café !

– Tu m’as promis de rester, dit doucement safemme.

– Vous voyez, reprit Lambert, ma parole estengagée.

– Ah ! madame, fis-je en m’adressant à lafemme, nous ne vous prenons votre mari qu’une seule fois en quinzejours : Vous n’avez pas le droit de le garder, il est ànous…

Enfin, j’insistai tant et si bien, que Lambertse décida : il embrassa sa femme qui sourit en levant le doigtcomme si elle eût voulu lui exprimer un mécontentementplaisant ; il serra la main de sa belle-mère et me suivit.

Sa femme nous accompagna jusqu’au palier.

– Ah ! dit Lambert en se retournant,n’oublie pas de rentrer l’oiseau avant de te coucher… Il y a eu del’orage quelque part, et la nuit pourrait être fraîche.

– Oui, mon ami.

 

Je note ces futiles circonstances, parce quepas un détail de cette scène n’a pu sortir de ma mémoire, en raisondes événements terribles qui l’ont suivie.

– Ma foi, me dit Lambert, comme nous nousdirigions vers le café, je ne sais quelle paresse me tenaitaujourd’hui, mais je m’étais bien juré cependant de ne passortir.

– Je suis un tentateur, répliquai-je ;mais en somme vous n’êtes peut-être pas fâché d’avoir ététenté.

Nous arrivions. Un instant après, Lambertétait engagé dans une vigoureuse partie de dominos à quatre.Maurice était son partner.

La soirée se passa comme à l’ordinaire. Dixheures sonnèrent.

À ce moment, la porte du café s’ouvritviolemment ; une femme haletante, essoufflée, se précipitadans l’intérieur, courut à Lambert, le prit par le bras, et d’unevoix que l’émotion rendait presque inintelligible :

– Monsieur ! monsieur ! venezvite ! Ah ! mon Dieu ! la pauvre femme !

Nous restâmes stupéfaits. Lambert était devenuhorriblement pâle.

– Qu’y a-t-il ? Qu’est-il arrivé ?demandâmes-nous tout d’une voix.

Nous apprîmes alors qu’un horrible accidentvenait d’arriver ; Mme Lambert était tombéepar la fenêtre, et s’était tuée sur le coup.

Nous nous élançâmes aussitôt, sans raisonner,vers la maison de notre ami, qui, plus prompt que nous, courait detoute la vitesse de ses jambes. Maurice lui-même semblait très ému,et m’entraînait en me serrant le bras. Nous pénétrâmes dans la courde la maison, encombrée par les voisins et les locataires.

Nous nous frayâmes un passage à travers lafoule, et parvînmes au milieu de la cour. Là, un horrible spectaclefrappa nos regards.

Une masse sanglante gisait sur le sol. La têteavait frappé le pavé, et sous le choc s’était ouverte ; lacervelle avait jailli hors du crâne. Pauvre petite femme !Tout ce corps était brisé, écrasé, mutilé ; la facedisparaissait sous des plaques sanglantes. Lambert était à genouxauprès d’elle ; il avait passé son bras sous le cou de lamorte, et, les yeux fixés sur cette horrible destruction, ilrestait pâle, inerte, sans voix et sans larmes. Mais on voyait toutson visage se crisper sous les tortures d’une effroyableémotion.

 

Je ne sache rien de plus terrible. Avoirquitté, il y a deux heures à peine, une femme qu’on aime, l’avoirlaissée pleine de vie, de santé, d’avenir… et tout à coup, sanstransition, la voir, là, sous ses yeux, inanimée, défigurée,sanguinolente… c’est plus que n’en peut supporter la constitutionhumaine. Lambert tomba en arrière, à demi évanoui. On l’entraînaloin de cette scène déchirante.

Quant à la mère de cette pauvre femme, sonétat était plus effrayant encore : elle avait vu sa filletomber par la fenêtre, et subitement, comme par un coup de foudre,elle avait été frappée de paralysie… ses jambes avaient refusé dela porter, et elle était restée dans son fauteuil, clouée, la têteseule et le cerveau vivant encore en elle… elle attendait qu’on luiremontât le corps de sa bien-aimée…

Nous prîmes le cadavre sur nos bras, etlentement… oh ! bien lentement, comme si nous avions craint defaire du mal à la morte, qui, hélas ! ne pouvait plussouffrir, nous parvînmes à l’appartement de Lambert, et nousdéposâmes sur le lit ces restes sanglants et inanimés.

 

Comment l’accident était-il arrivé ?Comme arrivent tous les accidents. Mme Lambertavait voulu retirer la cage de l’oiseau avant de se mettre au lit.Cette cage était suspendue à un clou, situé en dehors de lafenêtre. À ce moment, avait-elle été prise d’unétourdissement ? avait-elle perdu l’équilibre ? son piedavait-il glissé ? toujours est-il qu’elle était tombée dans lacour, la tête la première, entraînant la cage et, avec une telleforce que le clou avait été arraché du mur.

Inutile de dire que la cage avait été briséeen mille pièces.

Les voisins qui occupaient l’appartement d’enface l’avaient vue tomber et avaient poussé des cris déchirants.Mais il était trop tard…

Que faire ? notre présence était inutile.Lambert était assis auprès du lit de sa femme, la tête cachée dansses mains, ne parlant pas, n’ayant même pas la force de pleurer. Jelui serrai la main en silence, et nous nous retirâmes.

En m’en allant avec Maurice, je ne luiadressai pas la parole. Son visage était blanc comme un linge. Enpassant devant le ministère :

– J’ai oublié quelque chose au bureau, medit-il. Attends-moi une minute.

Il monta et redescendit presque aussitôt. Nousnous séparâmes sans nous être dit un mot.

 

Le lendemain, je passai chez Lambert en merendant à mon bureau : il se jeta dans mes bras, etpleura.

– Courage, lui dis-je en pleurant malgrémoi.

Mais je sentais que les consolations banalesn’étaient point de mise en semblable circonstance, et je partis.Naturellement, Lambert ne pouvait venir au bureau de quelquesjours.

Maurice s’absenta lui-même pendant unesemaine ; il ne rentrait pas chez lui. Enfin, au bout de huitjours, il arriva au ministère :

– Écoute, me dit-il, je vais bien t’étonner.Je donne ma démission et je quitte le ministère…

– Impossible, m’écriai-je, quel est cecaprice ?

– Je veux voyager. Je me sens malade. Ensomme, ce que nous faisons ici n’est pas gai, viens avec moi. Tuas, comme moi, besoin de distractions.

J’étais dans une de ces dispositions d’espritoù les résolutions violentes semblent être un soulagement. Je nesais comment ni pourquoi, mais j’imitai Maurice, nous envoyâmestous deux notre démission au ministère, et, le soir même, nouspartions pour l’Angleterre.

 

Il n’entre pas dans mon dessein de raconterles incidents de nos pérégrinations. Nous visitâmes successivementles trois royaumes : l’Angleterre, l’Écosse etl’Irlande ; nous passâmes ensuite en Belgique, puis enAllemagne. Au bout d’un an, nous nous trouvions à Francfort, venantde Hombourg, où nous étions restés deux mois. Nous étions au moisde septembre ; il y avait donc treize mois environ que nousavions quitté la France.

Les premières étapes de notre voyage avaientété dévorées avec une inconcevable rapidité. Mauricem’entraînait, comme s’il eût voulu fuir quelque chose. Je l’avaisinterrogé. Je lui avais demandé s’il était survenu dans sonexistence un de ces terribles accidents qui font de la distractionune nécessité. Il m’avait répondu négativement ; mais jen’avais pu m’empêcher de supposer qu’il ne me disait pas la vérité.Mon imagination était même allée plus loin ; et j’avais tentéd’établir un lien entre la mort de Mme Lambert etce départ précipité. Des relations auraient-elles donc existé entreelle et mon ami, sans que je le susse ? Ainsi aurait pus’expliquer aussi l’antipathie que lui inspirait le mari ?Mais il était impossible pour moi de m’arrêter à cette hypothèse. ÀParis, Maurice vivait en quelque sorte avec moi ;nous ne nous quittions pas, et chacun de nous savait, heure parheure, ce que l’autre faisait. Avait-il donc connu cette pauvrefemme autrefois ? Pourquoi m’en eût-il fait mystère ? Cessortes d’aventures n’avaient jamais été secrètes entre nous ;et nous nous faisions part de nos peines ou de nos joies de cœur.Puis Mme Lambert avait à peine vingt-trois ans,lorsque la mort l’avait frappée. Elle s’était donc mariée à seizeans. Comment Maurice l’eût-il connue avant son mariage ?J’abandonnai cette supposition.

J’essayai plusieurs fois d’amener laconversation sur l’événement douloureux qui avait précédé notredépart ; mais, à chaque tentative, je remarquai que Mauricedétournait la conversation. Si bien que je me décidai à m’abstenirde toute allusion à ce sujet.

Nous étions tenus régulièrement au courant dece qui se passait à Paris ; dans chaque ville, nous trouvionsdes lettres et nous nous les communiquions. Cependant, j’avais cruremarquer que Maurice me lisait presque toujours les siennes et neles plaçait pas sous mes yeux. Je pensai que décidément je nem’étais pas trompé et que quelque rupture, quelque douleuramoureuse avaient motivé son étrange conduite. Je ne m’en plaignaispas, d’ailleurs ; entre temps, il m’était survenu un petithéritage qui me permettait une certaine aisance, si bien que je neregrettais ni ma position abandonnée, ni l’intéressant voyageauquel je m’étais si rapidement décidé.

Un jour donc du mois de septembre, Maurice,revenant de la poste, où il était allé chercher nos lettres, me ditbrusquement :

– Cher ami, nous repartons pour Paris.

J’avoue que ce nouveau caprice me parutintolérable, et, avec une vivacité dont je ne pus me rendre maître,je reprochai à Maurice sa versatilité et surtout la désinvoltureavec laquelle il disposait de mon temps et de ma volonté.

Maurice leva sur moi ses yeux tristes etprofonds.

– Pardonne-moi, me dit-il, mais ilfaut, il faut absolument que nous allions à Paris… dans huitjours tu sauras tout, et tu me pardonneras.

Mon ami était si pâle, je compris si bienqu’une émotion terrible et involontaire le dominait, que je luitendis la main et m’empressai de boucler ma malle, pour partir leplus tôt possible.

 

Pas un mot ne fut échangé pendant tout levoyage. Maurice s’était appuyé dans l’angle du wagon que nousoccupions ; la tête dans les mains, il réfléchissaitprofondément, puis il me regardait, me souriait et retombait dansses méditations.

Enfin nous arrivâmes à Paris : c’était lematin. Nous prîmes une voiture, et, nous étant fait conduire ànotre domicile, nous réparâmes le désordre de notre toilette. Puisnous allâmes déjeuner.

– L’heure est venue, me dit tout à coupMaurice. Ne m’interromps pas, il s’agit de Lambert… de cetexcellent et honnête M. Lambert. Tiens, lis cette lettre…

Et il me passa une enveloppe qui portait unedate ancienne de quatre jours seulement. C’était évidemment lecontenu de cette lettre qui avait décidé notre brusque retour.

– Le dernier paragraphe, me dit Maurice.

 

Voici ce que je lus :

« Notre ami Lambert, resté veuf après leterrible accident que vous connaissez, va se remarier. Il épouseMme Duméril, une veuve qui, dit-on, a quelquefortune. Le mariage se fera dans les premiers jours du moisd’octobre. »

– Eh bien ? demandai-je à Maurice en luirendant sa lettre.

– Connais-tu cetteMme Duméril ?

– Non, pas que je sache, du moins.

– C’est cette jeune veuve qui se trouvaitchez… cet homme, le jour où nous y avons dîné…

Et comme je semblais attendre qu’ilcontinuât :

– Te souviens-tu de ce que je t’ai plusieursfois répété au sujet de Lambert ?

– Veux-tu parler de tes préventions ? jeme souviens parfaitement que tu prétendais ne voir en luiqu’un…

– Qu’un infâme coquin…

– Mais je suppose que tu as abandonné cetteopinion, démentie par tant de circonstances ?…

– Si bien démentie que dans quelques heures tuauras la preuve… la preuve, entends-tu bien ? que jamais piremisérable n’a existé.

– Je ne te comprends pas…

– Tu me comprendras. Inutile de te demander sije puis compter sur toi.

– Je voudrais cependant savoir…

– Aie confiance. T’ai-je jamais trompé, et net’ai-je pas toujours prouvé jusqu’ici que je voyaisjuste ?…

L’air d’assurance avec lequel s’exprimaitMaurice laissait si peu de prétexte à l’expression d’un doute queje me décidai à me livrer à lui.

– Où allons-nous ? lui demandai-je quandnous sortîmes du restaurant.

– Chez Mme Duméril.

Je sentis que toute question comme touteremontrance seraient inutiles, et je renonçai à deviner sonprojet.

Chemin faisant, Maurice m’avait appris que,depuis la mort de sa fille, Mme Gérard demeuraitchez la jeune veuve, que, d’ailleurs, elle était complètementparalysée et incapable d’aucun mouvement. Seulement l’intelligenceétait encore vivace, et la vieille dame pouvait parler.

Je reconnus alors que, pendant toute la duréede notre absence, Maurice s’était tenu soigneusement au courant detout ce qui intéressait Lambert : il n’avait pas quitté leministère, et notre départ simultané avait même été cause de sonavancement rapide. Il était maintenant commis principal à troismille francs.

Mme Duméril demeurait dans unede ces grandes maisons de la rue de Sèvres qui ont encore conservéles allures hautaines du faubourg Saint-Germain : large porte,large escalier, larges fenêtres, plafonds élevés, de l’air et de lalumière à profusion ; au fond, un jardin. Elle occupait unappartement au deuxième étage, ayant vue sur le jardin.

Maurice demanda au concierge si la veuve étaitchez elle, et sur la réponse affirmative qui lui fut faite, nousmontâmes rapidement. Une servante nous introduisit dans un salonmodestement, mais confortablement meublé.Mme Duméril nous reconnut et nous accueillitgracieusement, quoique on pût lire sur son visage une certainesurprise.

 

C’était une femme de trente ans environ, unpeu grasse. Son teint était d’une blancheur de lait, la joueagréablement rosée, l’œil brillant et doux à la fois ; sescheveux blonds semblaient abondants. En somme, c’était une trèsgracieuse et, selon l’expression consacrée, une très appétissantepersonne.

– Madame, lui dit Maurice après que lespolitesses d’usage eussent été échangées, pardonnez-moil’indiscrétion de ma demande ; mais est-il vrai quevous soyez sur le point d’épouser M. Lambert ?…

– Mon Dieu, monsieur, répondit la veuve ensouriant et en découvrant deux rangées de dents d’une admirableblancheur, il ne peut y avoir là aucune indiscrétion, puisque nosbans sont publiés…

– Alors, j’abuserai encore de votrecomplaisance en vous demandant si M. Lambert ne doit pas veniraujourd’hui chez vous à trois heures…

– En effet, monsieur…

– Mme Gérard est ici, n’est-cepas ? continua Maurice, poursuivant son interrogatoire.

– Oui, monsieur, fit un peu sèchementMme Duméril, qui commençait à s’étonner de cesquestions multipliées.

Mais Maurice, qui semblait suivre un plan fixéd’avance, se tourna vers moi :

– Prie madame de te conduire auprès deMme Gérard, j’aurais à causer quelques instantsseul avec elle.

 

Ce fut à mon tour de trouver le procédéexcentrique. Cependant je me levai et regardaiMme Duméril, qui paraissait hésitante.

– Écoutez, dit alors Maurice en se levantaussi et comme s’apercevant tout à coup de l’étrangeté de sesallures, il s’agit d’un intérêt des plus graves… Oui, des plusgraves. Nous n’avons pas une minute à perdre, pardonnez-moi donc sije ne mets pas à mes requêtes les formes ordinaires… il y va del’honneur et de la vie de quelqu’un.

Mme Duméril me regarda ;je lui fis signe d’obéir au désir de mon ami, qui se promenait avecagitation, les yeux fixés sur la pendule. Un instant après, j’étaisauprès de Mme Gérard, et la veuve retournait auprèsde Maurice.

Quelques minutes s’étaient à peine écoulées,que j’entendis Mme Duméril pousser un cri ;puis la voix de Maurice s’éleva, il semblait qu’il plaidâtchaudement une cause grave. La veuve répétait, d’un accent quiarrivait à une tonalité aiguë :

– Ce n’est pas possible !

Puis la voix sévère de Maurice plaidait,plaidait encore. Une demi-heure passa ainsi. Je ne savais quepenser. La vieille mère me demandait ce qui pouvait causer unesemblable émotion à la fiancée de son fils, et je ne pouvaisrépondre. Enfin la porte s’ouvrit. Mme Dumérilentra horriblement pâle, suivie de Maurice, très calme, maiségalement pâle.

– Viens, me dit-il.

 

La veuve nous suivit ; puis elle nousouvrit une porte latérale donnant dans un petit cabinet quiattenait au salon.

– Vous avez bien compris ? lui demandaMaurice.

– Oui… mais je ne sais… aurai-je laforce ?

– Il le faut, madame, il le faut, repritimpérieusement mon ami. Du reste, vous ne serez pas longtemps seuleavec lui. Ah ! attendez, nous allons rouler ici le fauteuil deMme Gérard.

Nous lui obéîmes ; Maurice prit dans samain la main inerte de la paralytique, et plongeant son regard dansle sien :

– Écoutez bien, madame, mère de la pauvremorte, écoutez bien ce qui va se passer… et n’oubliez pas qu’il n’ya pas d’impunis.

– Quoi donc ? qu’y a-t-il ? demandala malade.

Au même instant on sonna à la porte.

– Le voilà, dit la veuve.

– Courage, maintenant, et souvenez-vous detout ce que je vous ai dit.

Nous nous renfermâmes dans le cabinet, quiétait éclairé par une large fenêtre. Maurice tira de sa poche unpistolet à deux coups, fit jouer les chiens, puis le désarma et leremit en place.

Du cabinet où nous étions on entendait tout cequi se disait dans le salon.

Je reconnus immédiatement la voix de Lambert,cette voix pleine, franche, honnête, que je connaissais sibien.

La conversation s’engagea par des banalités.Évidemment la veuve était préoccupée et cherchait comment entamerle sujet qui motivait notre présence dans ce cabinet.

– Ah ! à propos, fit-elle tout à coup,j’oubliais de vous dire quelque chose de… très curieux… oui, trèscurieux, en vérité. Dans le roman que vous m’avez prêté l’autrejour, j’ai trouvé ceci…

Maurice me saisit le poignet et le serrafortement.

Il y eut un silence dans le salon. Puis lavoix de Lambert reprit :

– C’est curieux, comme vous dites…

Cette voix ne trahissait pas la moindreémotion.

– Allons, il est très fort, murmuraMaurice.

 

– Mais, reprit Mme Duméril,vous n’avez pas remarqué, il y a du sang après ce clou…

– Du sang ! cria Lambert. Puis, seremettant aussitôt : Mais vous n’avez pu trouver ce clou dansle livre dont vous parlez, car je l’ai acheté chez le libraire quidemeure juste en face de chez vous et je ne suppose pas… que l’onmette dans des romans des clous en place de signets.

– Mais… vous connaissez ce clou ?…

– Certainement… c’est-à-dire non ;pourquoi voudriez-vous que je le connusse ?

– Enfin, cela ne fait rien… en tous cas, ceclou va m’être très utile ; soyez donc assez bon pourl’enfoncer dans le mur de la fenêtre, là, un peu en dehors…

J’entendis que la fenêtre s’ouvrait.

– Tenez, voici le marteau… là, voyez-vous… J’yaccrocherai la cage de mon petit oiseau…

Lambert laissa échapper une exclamationaussitôt réprimée.

 

– Mais, voyons donc, continua la veuve d’unevoix câline, pourquoi hésitez-vous ?

Lambert fit un pas vers la fenêtre ; puisquelque chose tomba. Évidemment, c’était le marteau qui s’échappaitde ses mains…

– C’est donc vrai, criaMme Duméril… vous avez assassiné votre femme…

Deux cris partirent simultanément, poussés parLambert et par Mme Gérard. Maurice mit la main surle bouton de la porte.

– Quoi ! dit Lambert d’une voixétranglée… plaisanterie ! assassinée ! Qui ?Moi ? Ah ! ah !

Il se laissa tomber sur un fauteuil.

– Oui ! s’écriaMme Duméril, et la police vous cherche… dans dixminutes, elle sera ici…

J’entendis Lambert bondir sur ses pieds ;puis d’un accent qui n’avait rien d’humain :

– La police ! il n’y a pas depreuves !

– Pardonnez-moi, dit alors Maurice en ouvrantbrusquement la porte, son pistolet à la main, il y a des preuves,vous êtes un assassin.

 

J’étais entré derrière Maurice. Lambert étaitdebout, l’œil hagard, fasciné, la bouche ouverte.

Maurice marcha vers lui.

– Assassin ! répéta-t-il.

Lambert s’élança vers la porte ; maisMaurice l’avait prévenu, et, lui appuyant le canon de son pistoletsur le front :

– Un pas et je vous tue comme unchien !

Puis, le saisissant vigoureusement par lebras, il le poussa sur le canapé, où le misérable tomba de toute sahauteur.

Son visage était livide, décomposé, horrible àvoir.

– Monsieur, lui dit Maurice, la police saittout… quelqu’un vous a vu arracher le clou qui soutenait la cage, ysubstituer celui-ci… il y a encore d’autres preuves… mais nous nevoulons pas vous perdre. Nous vous offrons une porte de salut.

Lambert releva la tête ; de grossesgouttes de sueur coulaient sur son front. Maurice posa sur la tabledu papier, une plume et de l’encre.

– Approchez-vous, dit-il à Maurice, etécrivez.

Le misérable obéit.

– Écrivez : Puisque tout estdécouvert, j’avoue avoir assassiné ma femme, Marianne Gérard ;c’est moi qui suis volontairement cause de sa mort, quoique toutesles circonstances aient été préparées par moi pour faire croire àun accident.

Lambert écrivait machinalement, sans paraîtrecomprendre le sens terrible des caractères qu’il traçait.

– Signez, maintenant, dit Maurice, etdatez.

Lambert signa et data.

 

Maurice prit le papier, relut à haute voix,puis :

– Maintenant, voici ce que vous allez faire.Deux hommes sont en bas, que je vais faire monter. Ces deux hommesvous conduiront à Bordeaux, ils ont leurs instructions ; làvous vous embarquerez sur un navire pour la terre de Van-Diémen… Sijamais vous reparaissez en France, soyez tranquille, je vousretrouverai et je vous conduirai moi-même à l’échafaud.

« Va, me dit-il, les hommes sont auprèsde la porte cochère causant ensemble.

Cinq minutes après, je remontai, Lambert étaitaccroupi sur le tapis, ne faisant pas un mouvement. L’un des deuxhommes lui mit la main sur l’épaule ; il tressaillit, regarda,frissonna encore, puis, se tournant vers Maurice :

– Vous ne me trompez pas, au moins ?

– Non, fit Maurice avec dégoût, vous avez maparole…

Lambert se leva, sembla vouloir parler ;Maurice lui montra impérativement la porte. Les trois hommessortirent.

 

Nous étions stupéfaits.Mme Duméril était tombée sur un fauteuil etregardait fixement à terre ; la paralytique pleurait etgémissait.

Maurice reprit le premier sonsang-froid :

– Avouez, madame, dit-il à la veuve, que vousl’avez échappé belle.

– Oh ! monsieur, quel horrible événement…mais comment avez-vous su cela ? Quel est ce témoin dont vousparlez ?

– Ce témoin… il n’y en a pas. Je suis seul àconnaître ce secret…

– Nous expliqueras-tu ? m’écriais-je àmon tour.

– Demain soir. D’ici là, veillons au départ denotre prisonnier. À demain donc, madame, si vous le permettez.

– Je vous en prie, répondit la veuve.

 

Le lendemain, nous étions exacts aurendez-vous. Maurice nous montra d’abord une dépêche télégraphiquevenant de Bordeaux. Lambert avait été embarqué, et le navire avaitmis presque immédiatement à la voile.

– Maintenant, dit Maurice, je suis à vosordres.

Nous nous plaçâmes autour d’une table,qu’éclairait une lampe à abat-jour. La paralytique contemplaitMaurice avec une sorte d’effroi ; quant àMme Duméril, sa pâleur disait assez les émotionsterribles qu’elle avait éprouvées depuis la veille.

– Ne croyez pas, dit alors Maurice, qu’il yait en tout cela rien qui ressemble à la seconde vue ou aumagnétisme : non que je nie la terrible puissance d’un agentencore presque inconnu ; mais, dans le cas qui nous intéresseici, il n’y a rien que de fort simple.

Maurice tira de sa poche un rouleau de papierssoigneusement ficelés, les posa sur la table, et à côté d’eux, deuxclous, l’un long à tête plate et qui paraissait avoir été serrédans un trou plâtreux, l’autre court et à crochet.

– Avant tout, continua Maurice, il faut que jevous explique comment et pourquoi à première vue, ceLambert m’a paru tel qu’il était en réalité, et pourquoi dès qu’ilm’a abordé, j’ai reconnu que c’était un infâme coquin, ainsi que jel’ai dit le soir même de notre première rencontre à mon ami quevoilà.

Je fis de la tête un signe d’assentiment.

– Permettez-moi de vous exposer une théoriequi est vraie, et que vous reconnaîtrez comme telle,puisque les événements qui viennent de se produire en sont unepreuve évidente. Nous avons cinq sens, l’ouïe, l’odorat, le goût,le toucher et la vue. Je parle de l’ouïe en premier lieu et avecintention. Car de là, ma démonstration sera d’autant plus claire.Nul de vous n’ignore que certains sons flattent l’oreille ;que d’autres, au contraire, heurtent et déchirent letympan, selon l’expression familière, mais juste. Un sonunique peut être trop violent, causer une sensation désagréable parson fracas ; mais tout son unique étant nécessairement juste,la sensation qu’il produit n’est pas comparable à celle qu’éveilleune combinaison de sons dont l’union est désagréable,autrement dit une combinaison fausse, une note fausse, c’est-à-direse produisant simultanément avec d’autres notes qui lui sontnaturellement antipathiques. En d’autres termes, toute oreille bienformée souffre d’un accord faux. Mais aussi, il ne faut pas oublierque certaines oreilles sont plus sensibles que d’autres ; quetel son qui produira chez celui-ci une impression brièvementpénible, sera pour tel autre une souffrance véritable.

 

C’est ainsi que la justesse del’oreille de Paganini l’a amené, au dire de tous les vraisconnaisseurs, à une justesse de jeu inconnue avant commeaprès lui. Il y a là une relativité qui s’explique, je le répète,par une construction plus ou moins parfaite de l’organe, par unesensibilité plus ou moins exquise. Mais, ce qui est vrai del’oreille, ne l’est-il pas des autres sens ? Si fait, envérité, toute odeur qui sonne juste est agréable àl’odorat, toute odeur qui sonne faux le blesse et le gêne.Ainsi du goût. Certaines combinaisons de notesgastronomiques flattent le palais, d’autres au contraire leheurtent et le dégoûtent ; parce que l’accord est juste dansle premier cas, faux dans le second. Il en est de même pour letoucher. La répulsion qu’inspirent les objets glutineux, visqueux,n’a pas d’autre motif que le désaccord d’une impression humide etfroide, là où on s’attendait à trouver sec et chaud. Il y a accordfaux dans l’impression qui se produit entre l’organe du tact etl’objet touché. Et j’arrive alors à l’organe visuel, aux yeux. Surquoi se base toute la théorie de l’art plastique ? Sur lasymétrie, qui n’est autre chose que la combinaison denotes à rapports justes. Symétrie, harmonie. Et voyez, lalangue même a consacré cette identité. En architecture, enpeinture, en sculpture, il y a des notes justes et des accordsfaux. Mais ici, il faut s’arrêter un instant à l’organe de la vue.Les yeux produisent le regard, lancent leur note qui, ne vous ytrompez pas, n’est pas généralement la même, de l’un et de l’autreœil. Les deux notes-regards ne sont pas nécessairement àl’unisson, mais elles sont en tierce, en quarte, si vousvoulez, et produisent soit un regard juste, soit un regardfaux.

Or, voyez-le, ici encore la pratique a devancéla théorie. On parle tous les jours d’un regard faux. Rienn’est plus exact. Il y a des hommes dont le regard sonnefaux. Mais ici, comme pour tous les autres sens, il y a, de la partde l’observateur, sensibilité plus ou moins exquise de l’organed’examen. Mes yeux, à moi, sont doués de cettesensibilité ; une note fausse en peinture, en art, me causeune véritable douleur comme celle qui déchire l’oreille àl’audition d’une discordance musicale… et notamment, le regard d’unautre homme, alors qu’il sonne faux, me frappe au premiercoup d’œil, me fatigue ou me blesse. Or, le regard deLambert sonne effroyablement faux, c’est une de ces discordancesqui ébranlent les nerfs et les font douloureusement vibrer. Ce quej’ai remarqué là, nul de vous ne l’avait compris, saisi. Etcependant, voyez, il y a des degrés ; selon le degré defausseté dans l’accord visuel, l’homme sera timide ou cauteleux, oulâche, ou réellement coquin et misérable. Pour Lambert, je ne m’ypouvais tromper, cet homme était capable de tout, ses yeuxsonnaient l’hypocrisie criminelle…

 

Maurice fit une pause ; je réfléchissaisà l’étrangeté du paradoxe, tout en m’avouant tout bas à moi-même,qu’il ne s’était jamais trompé. Il reprit presqueaussitôt.

– Donc, cette impression m’ayant frappé, jem’étais dit : « Cet homme est capable de tout. Ilcommettra quelque crime. Étudions-le. » Lambert n’est pas unhomme ordinaire, et c’est là ce qui l’a trahi. Avez-vous remarqué,continua Maurice en s’adressant à moi, que jamais Lambert n’a eu unmouvement, je ne dirai pas de colère, mais même d’impatience, mêmede dépit. Toujours la placidité la plus complète, la plus parfaite,la plus absolue. Or, comme la chose est impossible, comme il estantipathique à la nature humaine de ne pas ressentir et de ne pastraduire ses impressions d’une façon quelconque, restait à trouvercomment chez lui se traduisaient, se formulaient cesimpressions. L’étude a été longue, très longue. Son visage étaittoujours impassible, d’autant plus impénétrable qu’il semblait plusouvert. Jamais un froncement de sourcils, jamais le moindretremblement de la lèvre, jamais un clignement de la paupière, rienenfin qui parût répondre à une émotion, de quelque nature qu’ellefût. Ainsi, un trait curieux. Un jour, au café, un garçon laissatomber un plateau chargé, juste derrière le dos de Lambert. Pas unmuscle de son visage ne bougea ; ce ne fut que quelquessecondes après que sa physionomie exprima l’étonnement, mais parcequ’il avait compris ce qui s’était passé, et qu’il fallaitmettre son visage à l’unisson des nôtres. Vous vous souvenez encorede nos parties de dominos ; je ne pouvais que difficilement legagner. Voici pourquoi : lorsque je joue, et que je prêtevolontairement mon attention au jeu, je ne perds pas de vue laphysionomie de mon adversaire, et les signes imperceptibles pourtous, mais perceptibles pour moi, traduisant sur le visage la joie,ou l’hésitation, ou le dépit, à chaque dé relevé ou poussé,m’instruisent de tout ce que j’ai besoin de savoir. Du reste, cesétudes physionomiques sont connues, banales même, et je n’insistepas.

« Mais, pour Lambert, le cas n’était pasle même. Je le répète, sur son visage pas un signe. Et ce futcependant aux dominos que je résolus le problème tant cherché.Comment, chez cet homme, se traduisent physiquement les émotionsmorales ? – Vous n’avez peut-être pas oublié qu’il avaitl’habitude de relever les dominos de la main gauche et de les tenirtous, prenant un à un avec la main droite ceux qui lui étaientnécessaires. Eh bien ! là était la solution.

« C’était dans les mains de cet homme quese traduisaient ses émotions. J’ai noté, catalogué en quelquesorte, la physionomie animée de ses doigts. Quelques exemples.Lorsqu’il était surpris, ses doigts se serraient fortement les unscontre les autres ; était-il satisfait ? au contraire, ily avait comme une détente naturelle de tous les muscles de lamain : ses doigts s’écartaient, s’allongeaient, se mettaientà l’aise. Dans la colère, il abaissait le pouce sur lapaume en le recouvrant des quatre autres doigts ; dans lapréoccupation, il frottait le creux de sa main du bout de sesquatre doigts. Sans le savoir donc, sa main me parlait comme l’eûtfait sa physionomie. C’était un homme très fort, qui avait habituéles muscles de sa face à lui obéir ; mais il avait compté sansles mouvements réflexes, sans l’observateur et sans la fausseté deson regard. Du jour où je découvris son alphabet moral, jesus que je le tenais. Il ne s’agissait plus que de savoir son passéet de deviner vers quelle infamie tendait sa pensée.

 

« Lambert était le fils de petitsnégociants qui avaient mené pendant toute leur vie une existencegênée. Dès l’âge de raison, Lambert avait vu sa famille aux prisesavec ces ennuis incessants, lancinants en quelque sorte, que lagêne, aussi terrible que la misère, traîne après elle.Vous comprenez quelle diplomatie il m’a fallu déployer pour obtenirces renseignements, et je vous fais grâce des démarches sans nombreauxquelles je me suis livré, démarches d’autant plus délicates que,pour rien au monde, je n’eusse voulu éveiller les soupçons deLambert. Bref, la maison de son père était sans cesse assiégée depetits créanciers, c’était la dette criarde, dans sa persistance etsa résurrection continuelles, qui, à chaque heure, venait montrerdans cet intérieur son visage insolent et faire entendre sa voixmenaçante. À douze ans, il perdit son père ; à quinze ans, samère. Livré à sa propre initiative et contraint de se créer dèslors des ressources personnelles, il entra comme petit commis dansun magasin. Voici une phrase de lui que j’ai recueillie et quijette un grand jour sur ce caractère : « Pour avoir latranquillité je ne sais pas ce que je ferais. » Et en effet,quoi de plus naturel ! Depuis sa naissance, cet enfant n’avaiteu sous les yeux que l’inquiétude qui pâlit et hébète. Jamais derepos, jamais de tranquillité !c’était donc là qu’ilaspirait, et il disait quelquefois : « Je ne seraiheureux que lorsque j’aurai trois mille livres de rente. »Vous constatez là l’aspiration au nécessaire qui donne le calme, àl’aurea mediocritas des anciens. Et n’oubliez pas que,pour être petit, l’objet d’une passion n’en est pas moinsattractif. Remarquez que je néglige volontairement vingt détailsqui, tous, se rapportaient à ces prémisses désormais indiscutables.Lambert voulait avoir le repos matériel assuré, ci :de trois à cinq mille livres de rente…

Ce point acquis, rappelons-nous la soiréepassée chez Lambert, il y a environ vingt mois. Que nous a racontéMme Gérard ?… Que, lorsqu’il avait épousé safille, celle-ci devait, dans un temps donné, recueillir un héritaged’une centaine de mille francs. Sentez-vous comme le fil serattache dans ce labyrinthe ? Mais, me direz-vous, commentn’avait-il pas pris de précautions ? comment n’avait-il pasinsisté pour que le testament fût rédigé avant le mariage ?Parce que Lambert était un pauvre petit commis à quatre-vingtsfrancs par mois, parce qu’une chance inespérée se présentait à lui,que toutes les probabilités étaient de son côté, et qu’il n’eût pasvoulu compromettre ces espérances par des insistances entachéesd’une certaine indélicatesse… Mais le hasard fut contre lui. Ledonataire présumé mourut subitement intestat. C’est alors queLambert entra au ministère. Mais, je vous le dis, dès lors il avaitformé le projet de tuer sa femme.

Nous ne pûmes retenir une exclamationd’incrédulité.

 

– Vous voulez une preuve, madame, fit Mauriceen se tournant vers Mme Duméril ; n’avez-vouspas remarqué, à cette époque, c’est-à-dire trois ans après sonmariage, un changement de Lambert à votre égard ?…

– Non, balbutia la veuve ; si… je saisseulement qu’il me pria de venir voir souvent sa femme, qui étaitattristée de la mort de l’ami de son père.

– Eh bien ! dès lors, il songeait à sonveuvage et à son mariage avec vous. Autre preuve, celle-ci plusconvaincante encore. Et cette fois, c’estMme Gérard qui m’arrêtera si je me trompe. N’est-cepas pour distraire sa femme que, quelques jours après la mort decet ami, Lambert lui apporta un bouvreuil dans une cage ?

– En effet…

– Qu’il plaça lui-même le clou auquel la cagefut suspendue… en dehors de la fenêtre ?

– Vous avez raison.

– Eh bien ! écoutez ceci : Lambertachetait tous les jours le Petit Journal. Le bouvreuil futapporté le 16 mai. Or, voici ce qui se trouve dans les faits diversdu 16 mai. N’oubliez pas cette circonstance, que les journauxportent la date du lendemain de leur apparition. C’est donc le 15mai que Lambert lisait ce qui suit : « Hier, un horribleaccident est arrivé dans la rue des Jeûneurs. Une jeune fille,habitant une mansarde, en se penchant pour décrocher la cage d’unoiseau, suspendue en dehors de la fenêtre, a perdu l’équilibre etest tombée sur le pavé, d’une hauteur de plus de quinze mètres. Lamort a été instantanée. » Le lendemain, Lambert apportait unbouvreuil à sa femme ; trois ans après, elle se brisait lecrâne en décrochant la cage. Concluez.

 

Ces coïncidences étaient en effet biensurprenantes.

– Mais, lui dis-je, comment as-tu recueillitous ces détails ?

– Ne te souviens-tu pas que, pendant huitjours après la mort de Mme Lambert, je n’ai pasparu au bureau ?

– Permets-moi de te faire observer que je necomprends pas pourquoi tu avais dirigé tes observations de ce côté.Qui t’a engagé à t’occuper de cage, d’oiseaux, de faits divers, detous ces détails enfin dont rien ne devait te faire devinerprématurément l’importance ?

– Ta remarque est juste. Mais j’ai les moyensde répondre victorieusement à toutes les objections. Premièrement,depuis plusieurs jours, Lambert était préoccupé, très préoccupé.J’avais remarqué, plus rapide et plus fréquent qu’à l’ordinaire, cemouvement dont j’ai parlé consistant en un frottement de la paumede la main avec les quatre doigts. Mais maintenant, il faut quevous me suiviez pas à pas, avec la plus grande attention. Lorsqueje vis le cadavre mutilé, je ne doutai pas que Lambert fûtl’assassin de sa femme ; mais les objections étaientnombreuses :

« 1° L’accident avait eu lieu en sonabsence ;

« 2° Justement ce soir-là il n’avait pasprojeté de sortir.

« Mais voici ce que je me répondisimmédiatement : L’accident avait été préparé de telle sortequ’il dût nécessairement se produire pendant son absence. De plus,il avait fort bien prévu que, ne le voyant pas venir au café commed’ordinaire, quelqu’un de nous viendrait le chercher. Enfin, pointcapital, n’avait-il pas dit à sa femme au moment où ilsortait :

« – N’oublie pas de rentrerl’oiseau avant de te coucher… la nuit peut êtrefraîche.

– C’est clair, m’écriai-je, interrompantMaurice.

– Laisse-moi continuer. Il manque encore biendes anneaux à la chaîne. Mais, pour que j’aie pu dire avec autantd’assurance à cet homme qu’il était un assassin, il fallait quej’eusse encore d’autres preuves. D’abord, dès que je fus dans lacour, je ramassai le clou qui avait causé l’accident. Le voici,c’est un clou à crochet, en fer noir, long de six centimètres, etqui n’a pas été enfoncé dans le plâtre, car il ne portepas les traces blanches qui devraient s’y trouver s’il y avaitséjourné. Je mis ce clou dans ma poche. Puis nous nous en allâmes.Te souviens-tu qu’alors je montai un instant au bureau. Voicipourquoi : Le matin j’avais remarqué que Lambert était pluspréoccupé que jamais. Je l’avais vu, machinalement, et comme celalui arrivait souvent, griffonner, tout en réfléchissant, sur lebord d’un registre, puis il avait déchiré le coin du registre etavait jeté le morceau de papier après l’avoir froissé. De ma vueperçante, j’avais distingué la forme de ces griffonnages ; cefut un trait de lumière. Je courus à sa place et retrouvai dans lepanier le morceau de papier.

Et Maurice déplia devant nous un feuilletdéchiré en biais, dont voici le fac-similé ci-contre :

– Ce qui m’avait frappé avant tout, repritMaurice, c’était cette forme embryonnaire d’oiseau. Mais je ne medoutais pas que tout l’aveu du crime fût là. Cependant, voyez. Sousle nom de Lambert, il y a… quoi ?… un clou. Le clou amenantl’idée de suspension, machinalement il avait dessiné une sorte depotence ; puis comme si l’idée d’oiseau se fût simultanémentdressée dans son esprit, il avait tracé en un trait la formed’accent circonflexe, retourné, qui sert à représenter l’oiseauvolant dans l’air ; l’idée s’était imposée plus fortement, etla forme s’était accentuée. Ce n’est pas tout. Ce treillis ombré nerépond-il pas à l’idée de cage ? « Enfin, examinez lestraits qui terminent ; tous ces traits ont été tracésrapidement de haut en bas ; pour ceux qui sont contournés envrille, cela ne fait pas de doute, relativement au sens dans lequelse trouvait le papier. Il serait impossible de les faire enremontant. Quant aux deux traits simples, ils ont été égalementtracés de haut en bas ; car à leur partie supérieure ils sontplus gros et vont en s’amincissant jusqu’à leur extrémité. À quelleidée répondent ces traits ? Vous l’avez déjà compris, à l’idéede chute soit tournoyante, soit droite, en tous cas rapide. Et,pour terminer, le croisement de hachures grossières, sans symétrie,comme se coupant et se déchirant l’une l’autre, n’est-ce pas àl’idée de destruction, de brisement, qu’il faut lerapporter ? Réunissons donc tous les termes de cetteincroyable fantaisie et nous trouvons l’enchaînementsuivant :

Clou,

Cage,

Oiseau,

Chute,

Destruction.

« Rapprochons cela de l’accident ;nous avons le clou se détache ; la cage et l’oiseautombent, il y a chute (de qui ?) et mort. Etcela a été tracé le matin même. Commencez-vous à êtreconvaincus ? »

– Oui, oui, répondîmes-nous unanimement.

 

– Reste à savoir comment il a préparél’accident. Et ici, comme pour le reste, je sais tout. J’avaisconstaté, je vous l’ai dit, que le clou qui s’était détaché ne meparaissait pas avoir été enfoncé dans le plâtre. En examinant avecsoin le dessin, je remarquai que le clou dessinémachinalement par Lambert était à tête plate et non àcrochet. Ceci me donna beaucoup à réfléchir. Le lendemain, ayantguetté la sortie de Lambert, je montai chez lui.Mme Gérard doit s’en souvenir. Le pauvre cadavregisait sur le lit. J’ouvris la fenêtre, et, tout en examinant laplace où avait été accrochée la cage, voici ce que jeremarquai : j’enfonçai dans le trou du clou une petite branchede bois très mince. Le trou avait trois centimètres de profondeur.J’y plaçai le clou à crochet tout droit ; il jouait et netenait pas. Alors, après plusieurs essais, je le posai dans laposition que voici :

« AA représente le mur ; B le fonddu trou. En posant le clou à crochet dans la position inclinée, Ds’appuyait contre le haut du trou, le clou touchait la saillie dumur, et, en pesant sur le point C à l’angle formé par le crochet,le clou tenait fortement. Or, c’était en C que se trouvaitnécessairement l’anneau de la cage qui maintenait le clou. Ques’est-il passé ? Lambert avait arraché pendant la nuit levéritable clou qui remplissait la cavité AB et lui avait substituéle clou à crochet. J’ai retrouvé le premier dans un coin de lacour. Mme Lambert s’occupa de retirer la cage. Or,sans doute elle l’avait fait plusieurs fois. Elle étaithabituée au clou à tête plate, au-dessus de laquellepassait sans effort l’anneau de la cage. Au contraire l’anneau seheurta à la partie relevée du crochet et entraîna le clou. Il y eutsurprise, Mme Lambert crut évidemment que la cageéchappait à ses mains, elle se pencha en avant comme pour larattraper. D’où la perte d’équilibre et la chute.

 

Maurice s’arrêta. La sueur perlait sur sonfront. Nous nous taisions, il n’y avait pas un mot à répondre.Notre conviction était profonde, absolue, le plus léger doute étaitimpossible. Et l’aveu de Lambert terrifié, fasciné, n’était-il paslà pour corroborer ces admirables déductions ?

– Cependant, demandai-je à Maurice, commentexpliques-tu, de la part d’un homme aussi profondément dissimuléque Lambert, cet aveu immédiat, sans tentative d’explication, delutte ?

– Si forts que soient les caractères, ils sonthumains. Or, ce qui a renversé toute l’assurance de Lambert, c’estl’effroyable étonnement qui a envahi son âme. Avoir tout combiné siadroitement, si longuement, si habilement, que la cuirasse n’a pasun défaut, le rocher pas une fissure, puis voir tout à coup cettemasse s’ébranler, s’ouvrir, se déchirer, c’est plus que ne peutsupporter l’âme la plus forte. La sécurité même de Lambert l’aperdu.

 

Deux mois après, nous apprîmes que le vaisseauqui portait Lambert avait sombré en pleine mer et que toutl’équipage avait péri.

Mme Gérard n’avait pas assezvécu pour apprendre que sa fille était vengée. La pauvreparalytique était morte.

… Ah ! j’oubliais de dire que j’ai épouséMme Duméril.

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