Le Roman d’un spahi

V

L’ennui était venu vite trouver le pauvreJean. C’était une sorte de mélancolie qu’il n’avait jamaiséprouvée, vague, indéfinissable, la nostalgie de ses montagnes quicommençait, la nostalgie de son village et de la chaumière de sesvieux parents tant aimés.

Les spahis, ses nouveaux compagnons, avaientdéjà traîné leur grand sabre dans différentes garnisons de l’Indeet : de l’Algérie. Dans les estaminets des villes maritimes oùils avaient promené leur jeunesse, ils avaient pris ce tourd’esprit gouailleur et libertin qu’on ramasse en courant lemonde ; ils possédaient, en argot, en sabir, en arabe, decyniques plaisanteries toutes faites qu’ils jetaient à la face detoute chose. Braves garçons dans le fond, et joyeux camarades, ilsavaient des façons d’être que Jean ne comprenait guère, et desplaisirs qui lui causaient une répugnance extrême.

Jean était rêveur, par nature de montagnard.La rêverie est inconnue à la populace abêtie et gangrenée desgrandes villes. Mais, parmi les hommes élevés aux champs, parmi lesmarins, parmi les fils de pêcheurs qui ont grandi dans la barquepaternelle au milieu des dangers de la mer, on rencontre des hommesqui rêvent, vrais poètes muets, qui peuvent tout comprendre.Seulement ils ne savent pas donner de forme à leurs impressions etrestent incapables de les traduire.

Jean avait de grands loisirs à la caserne, etil les employait à observer et à songer.

Chaque soir, il suivait la plage immense, lessables bleuâtres illuminés par des couchers de soleilinimaginables.

Il se baignait dans les grands brisants de lacôte d’Afrique, s’amusant, comme un enfant qu’il était encore, à sefaire rouler par ces lames énormes qui le couvraient de sable.

Ou bien il marchait longtemps, pour le seulplaisir de se remuer, d’aspirer à pleine poitrine l’air salé quisoufflait de la mer. Et puis aussi, cette platitude sans fin legênait ; elle oppressait son imagination, habituée àcontempler des montagnes ; il éprouvait comme un besoind’avancer toujours, comme pour élargir son horizon, comme pour voirau delà.

La plage, au crépuscule, était couverted’hommes noirs qui revenaient aux villages chargés de gerbes demil. Les pêcheurs aussi ramenaient leurs filets entourés de bandesbruyantes de femmes et d’enfants.

C’étaient toujours des pêches miraculeuses queces pêches du Sénégal : les filets se rompaient sous le poidsde milliers de poissons de toutes les formes ; les négressesen emportaient sur leur tête des corbeilles toutes pleines ;les bébés noirs rentraient au logis, tous coiffés d’une couronne degros poissons grouillants, enfilés par les ouïes. Il y avait là desfigures extraordinaires arrivant de l’intérieur, des caravanespittoresques de Maures ou de Peuhles qui descendaient la langue deBarbarie ; des tableaux impossibles à chaque pas, chauffés àblanc par une lumière invraisemblable.

Et puis les crêtes des dunes bleues devenaientroses ; de dernières lueurs horizontales couraient sur tout cepays de sable ; le soleil s’éteignait dans des vapeurssanglantes, et alors tout ce peuple noir se jetait la face contreterre pour la prière du soir.

C’était l’heure sainte de l’Islam ;depuis la Mecque jusqu’à la côte saharienne, le nom de Mahomet,répété de bouche en bouche, passait comme un souffle mystérieux surl’Afrique ; il s’obscurcissait peu à peu à travers le Soudanet venait mourir là sur ces lèvres noires, au bord de la grande meragitée.

Les vieux prêtres yolofs, en robe flottante,tournés vers la mer sombre, récitaient leurs prières, le front dansle sable, et toutes ces plages étaient couvertes d’hommesprosternés. Le silence se faisait alors, et la nuit descendait,avec la rapidité propre aux pays du soleil.

A la tombée du jour, Jean rentrait au quartierdes spahis, dans le sud de Saint-Louis.

Dans la grande salle blanche, ouverte au ventdu soir, tout était silencieux et tranquille ; les litsnumérotés des spahis étaient alignés le long des muraillesnues ; la tiède brise de mer agitait leurs moustiquaires demousseline. Les spahis étaient dehors ; Jean rentrait àl’heure où les autres se répandaient dans les rues désertes,courant à leurs plaisirs, à leurs amours.

C’est alors que le quartier isolé lui semblaittriste, et qu’il songeait le plus à sa mère.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer