Le Roman d’un spahi

VI

Guet-N’dar, la ville nègre, bâtie en paillesur le sable jaune. – Des milliers, des milliers de petites huttesrondes, à moitié cachées derrière des palissades de roseaux secs,et coiffées toutes d’un grand bonnet de chaume.

– Et les milliers de pointes de ces milliersde toits affectant les formes les plus extravagantes et les pluspointues, – les unes droites, menaçant le ciel, – les autres detravers, menaçant leurs voisines, – les autres, enfin, racornies,ventrues, défoncées, ayant l’air fatigué d’avoir tant séché ausoleil, – paraissant vouloir se recroqueviller, s’enrouler comme devieilles trompes d’éléphant.

– Et tout cela à perte de vue, découpant debizarres perspectives de choses cornues sur l’uniformité du cielbleu.

Au milieu de Guet-n’dar, partageant la cité endeux, du nord au sud, une large rue de sable, bien régulière etbien droite, s’ouvrant au loin toute grande sur le désert. – Ledésert pour campagne et pour horizon.

De chaque côté de cette vaste tranchée, undédale de petites ruelles tortueuses, contournées comme lessentiers d’un labyrinthe.

C’est dans ces quartiers que Fatou conduitJean ; – et, pour le conduire, à la manière nègre, elle luitient un doigt dans sa ferme petite main noire, ornée de bagues decuivre.

On est en janvier. – Il est sept heures dumatin, et le soleil se lève à peine. – L’heure est agréable etfraîche, même au Sénégal.

Jean marche de son pas fier et grave, – touten souriant intérieurement de l’expédition drôle que Fatou-gaye luifait faire, et du personnage auquel il va rendre visite.

Il se laisse conduire de bonne grâce ;cette promenade l’intéresse et l’amuse.

Il fait beau ; cet air pur du matin, lebien-être physique apporté par cette rare fraîcheur, tout celainflue doucement sur lui. – Et puis, en ce moment, Fatou-gaye luiparaît fort mignonne, et il l’aime presque.

C’est un de ces moments fugitifs etsinguliers, où chez lui le souvenir est mort, où ce pays d’Afriquesemble sourire, – où le spahi s’abandonne sans arrière-penséesombre à cette vie qui depuis trois ans le berce et l’endort d’unsommeil lourd et dangereux, hanté par des rêves sinistres.

L’air du matin est frais et pur. Derrière lespalissades grises en roseaux qui bordent les petites rues deGuet-n’dar, on commence à entendre les premiers coups sonores despilons à kousskouss, mêlés à des éclats de voix nègres quis’éveillent, à des bruits de verroterie qu’on remue ; – à tousles coins du chemin, des crânes de moutons cornus, – (pour ceux quisont au courant des usages nègres : les égorgés de latabaski), plantés au bout de longs bâtons, et regardantpasser le monde, avec des airs de tendre leur cou de bois pourmieux voir. – Et, posés partout, de gros lézards fétiches, au corpsbleu de ciel, dandinant perpétuellement de droite et de gauche, parsuite d’un singulier tic de lézard qu’ils ont, leur tête d’un beaujaune qui semble faite en peau d’orange.

Des odeurs de nègres, d’amulettes de cuir, dekousskouss et de soumaré.

Des négrillons, commençant à paraître auxportes avec leur gros ventre orné d’un rang de perles bleues, –avec leur nombril pendant, leur sourire fendu jusqu’aux oreilles,et leur tête en poire, rasée à trois petites queues. Touss’étirent, regardent Jean d’un air étonné avec leurs gros yeuxd’émail, – et disant quelquefois, les plus osés :« Toubah !

toubah !… toubah !bonjour ! »

………………………

Tout cela sent bien la terre d’exil, etl’éloignement de la patrie ; les moindres détails des moindreschoses sont étranges. Mais il y a une telle magie dans ces leversde soleil des tropiques, une telle limpidité ce matin-là dansl’air, un tel bien-être dans cette fraîcheur inusitée, – que Jeanrépond gaîment aux bonjours des bébés noirs, sourit aux réflexionsde Fatou, et s’abandonne et oublie…

Le personnage chez lequel se rendaient Jean etFatou était un grand vieillard à l’œil rusé et matois quis’appelait Samba-Latir.

Quand ils furent tous deux assis par terre surdes nattes dans la case de leur hôte, Fatou prit la parole etexpliqua son cas, qui était, comme on va le voir, grave etcritique :

Depuis plusieurs jours, elle rencontrait, à lamême heure, une certaine vieille, très laide, qui la regardaitd’une façon singulière, – du coin de l’œil, sans tourner latête !… Hier au soir enfin, elle était rentrée chez elle touten larmes, déclarant à Jean qu’elle se sentait ensorcelée.

Et, toute la nuit, elle avait été obligée dese tenir la tête dans l’eau, pour atténuer les premiers effets dece maléfice.

Dans la collection d’amulettes dont elle étaitpourvue, il y en avait contre toute sorte de maux ou d’accidentscontre les mauvais rêves et les poisons des plantes, contre leschutes dangereuses et le venin des bêtes, contre les infidélités ducœur de Jean et les dégâts des fourmis blanches, contre le mal deventre et contre le caïman.

– Il n’y en avait point encore contre lemauvais œil et les sorts que les gens vous jettent au passage.

Or c’était là une spécialité reconnue àSamba-Latir, et voila pourquoi Fatou-gaye était venue recourir àlui.

Samba-Latir avait justement la chose toutefaite. Il tira d’un vieux coffre mystérieux un petit sachet rougefixé à un cordon de cuir ; il le mit au cou de Fatou-gaye enprononçant les paroles sacramentelles, – et l’esprit malin setrouva conjuré.

Cela ne coûtait que deux khâlissd’argent (dix francs). – Et le spahi, qui ne savait pas marchander,pas même une amulette, paya sans murmurer. – Pourtant il sentit lesang lui monter aux tempes, en voyant partir ces deux pièces, nonpas qu’il tînt à l’argent ; – jamais même il n’avait pus’habituer à en connaître la valeur ; – mais pourtant, deuxkhâliss, c’était beaucoup dans ce moment pour sa pauvre bourse despahi. Et surtout il se disait, avec un remords et un serrement decœur, que ses vieux parents se privaient sans doute de beaucoup dechoses qui coûtaient moins de deux khâliss, – et qui assurémentétaient plus utiles que les amulettes de Fatou.

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