Le Roman d’un spahi

XXVIII

Tout le jour, Fatou-gaye marcha fiévreusementdans les halliers, dans les sables, traînant toujours son toutpetit enfant endormi sur son dos… Elle allait, venait, courait parinstants, avec des allures folles de panthère qui aurait perdu sespetits ; – elle cherchait toujours, sous l’ardent soleil,sondant les buissons, fouillant les brousses épineuses.

Vers trois heures, dans une plaine aride, elleaperçut un cheval mort, – puis une veste rouge, – puis deux, puistrois… C’était le champ de la déroute, – c’était là qu’ils étaienttombés, les spahis !…

Par-ci par-là, de maigres broussailles demimosas et de tamaris dessinaient sur le sol jaune des ombresténues, qui semblaient émiettées par le soleil… Tout au loin, aubout de cette platitude sans bornes, la silhouette d’un village auxhuttes pointues apparaissait dans le profond horizon bleu.

Fatou-gaye s’était arrêtée, tremblante,terrifiée… Elle l’avait reconnu, lui, là-bas, étendu avec les brasraidis et la bouche ouverte au soleil, – et elle récitait je nesais quelle invocation du rite païen, en touchant les grigrispendus à son cou noir…

Elle resta là longtemps, à parler tout bas,avec des yeux hagards, dont le blanc s’était injecté de tachesrouges…

Elle voyait de loin venir de vieilles femmesde la tribu ennemie qui se dirigeaient vers les morts, – et elle sedoutait de quelque chose d’horrible…

Les vieilles négresses, hideuses et luisantessous le soleil torride, traînant une acre odeur de soumaré,s’approchèrent des jeunes hommes avec un cliquetis de grigris et deverroteries ; elles les remuèrent du pied, avec des rires, desattouchements obscènes, des paroles burlesques qui semblaient descris de singes ; – elles violaient ces morts avec unebouffonnerie macabre…

Et puis elles les dépouillèrent de leursboutons dorés, qu’elles mirent dans leurs cheveux crépus ;elles prirent leurs éperons d’acier, leurs vestes rouges, leursceintures…

Fatou-gaye était tapie derrière son buisson,ramassée sur elle-même, comme une chatte en arrêt ; – quandvint le tour de Jean, elle bondit, les ongles en avant, en poussantdes cris de bête, injuriant les femelles noires dans une langueinconnue… Et l’enfant, qui s’était réveillé, se cramponnait au dosde sa mère furieuse et terrible…

Elles eurent peur, les femelles noires, etreculèrent…

Leurs bras, d’ailleurs, étaient assez chargésde butin ; elles pensèrent que, demain, elles pourraientrevenir… Elles échangèrent des paroles que Fatou-gaye ne savait pascomprendre – et s’éloignèrent, en se retournant encore pour luiadresser des rires féroces, des moqueries de chimpanzés.

………………………

Quand Fatou-gaye fut seule, accroupie tout àcôté de Jean, elle l’appela par son nom… Elle cria troisfois : « Tjean !… Tjean ! Tjean !… »d’une voix grêle qui retentissait dans cette solitude comme la voixde la prêtresse antique appelant les morts… Elle était là accroupiesous l’implacable soleil d’Afrique, les yeux fixes, regardant auloin, sans voir, le grand horizon brûlant et morne ; – elleavait peur de regarder la figure de Jean.

Les vautours abattaient impudemment leur volprès d’elle, fouettant l’air lourd de leurs grands éventails noirs…Ils rôdaient autour des cadavres, – ils n’osaient pas encore… lestrouvant trop frais.

………………………

Fatou-gaye aperçut la médaille de la Viergedans la main du spahi ; elle comprit qu’en mourant il avaitprié… Elle aussi avait des médailles de la Vierge et un scapulaire,mêlés aux grigris qui pendaient à son cou ; à Saint-Louis, desprêtres catholiques l’avaient baptisée, – mais ce n’était pas enceux-là qu’elle avait foi.

Elle prit une amulette de cuir, que jadis,dans le pays de Galam, une femme noire, sa mère, lui avaitdonnée…

C’était là le fétiche qu’elle aimait etqu’elle embrassa avec amour.

Et puis elle se pencha sur le corps de Jean etlui souleva la tête.

De la bouche ouverte, d’entre les dentsblanches, sortaient des mouches bleues, – et un liquide déjà fétidedécoulait des blessures du thorax.

………………………

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