Le Roman d’un spahi

III

Fatou ne travaillait jamais, – c’était unevraie odalisque que Jean s’était offerte là.

Elle savait comment s’y prendre pour blanchiret réparer ses boubous et ses pagnes. – Elle étaittoujours propre comme une chatte noire habillée de blanc, – parinstinct de propreté d’abord, et puis parce qu’elle avait comprisque Jean ne la supporterait pas autrement. Mais, en dehors de cessoins de sa personne, elle était incapable d’aucun travail.

Depuis que les pauvres vieux Peyral nepouvaient plus envoyer à leur fils les petites économies que, piècepar pièce, ils mettaient de côté pour lui ; depuis que« rien ne leur réussissait plus », comme écrivait lavieille Françoise, et qu’ils avaient même été obligés de recourir àla bourse modeste du spahi, le budget de Fatou allait devenir fortdifficile à équilibrer.

Heureusement, Fatou était une petite personnesobre, dont la vie matérielle ne coûtait pas cher.

Dans tous les pays du Soudan, la femme estplacée, vis-à-vis de l’homme, dans des conditions d’inférioritétrès grande. – Plusieurs fois dans le courant de sa vie, elle estachetée et revendue comme une tête de bétail, à un prix qui diminueen raison inverse de sa laideur, de ses défauts et de son âge.

Jean demandait un jour à son amiNyaor :

« Qu’as-tu fait de Nokhoudounkhoullé, tafemme, – celle qui était si belle ? »

Et Nyaor répondit avec un souriretranquille :

« Nokhoudounkhoulé était trop bavarde etje l’ai vendue. – Avec le prix qu’on m’en a donné, j’ai achetétrente brebis qui ne parlent jamais. »

C’est à la femme que revient le plus durtravail des indigènes, celui de piler le mil pour lekousskouss.

Du matin au soir, dans toute la Nubie, depuisTombouctou jusqu’à la côte de Guinée, dans tous les villages dechaume, sous le soleil dévorant, les pilons de bois des négressesretombent bruyamment dans les mortiers de caïlcédra. Des milliersde bras cerclés de bracelets s’épuisent à ce travail, et lesouvrières, bavardes et querelleuses, mêlent à ce bruit monotone leconcert de leurs voix aiguës qui semblent sortir de gosiers desinges. – Il en résulte un vacarme très caractéristique qui annoncede loin, dans les halliers, dans le désert, l’approche de cesvillages d’Afrique.

Le produit de ce pilage éternel, qui use desgénérations de femmes, est une grossière farine de mil, aveclaquelle on confectionne une bouillie sans saveur, lekousskouss.

Le kousskouss est la base de l’alimentationdes peuples noirs.

Fatou-gaye échappait à ce travail légendairedes femmes de sa race ; – chaque soir, elle, descendait chezCoura-n’diaye, la vieille poétesse du roi El Hadj, la femmegriote. – Là, moyennant une faible redevance mensuelle,elle avait le droit de s’asseoir parmi les petites esclaves del’ancienne favorite, autour des grandes calebasses où fumait lekousskouss tout chaud, – et de manger au gré de son appétit deseize ans.

Du haut de son tara, étendue sur de finesnattes au tissu compliqué, la vieille déchue présidait avec unedignité impassible.

Et pourtant, c’étaient des scènes trèsbruyantes et très impayables que ces repas : ces petitescréatures nues, accroupies par terre, en rond autour de calebassesénormes, pêchant à même dans la bouillie spartiate, toutesensemble, avec leurs doigts. – C’étaient des cris, des mines, desgrimaces, des espiègleries nègres à rendre des points à desouistitis ; – et des arrivées intempestives de gros moutonscornus ; – et des pattes de chat allongées en tapinois, – puisplongées sournoisement dans la bouillie ; – des intrusions dechiens jaunes, fourrant dans le plat leur museau pointu, – et puis,des éclats de rire d’un comique impossible montrant des rangéesmagnifiques de dents blanches, dans des gencives d’un gros rouge depivoine.

Fatou était toujours rhabillée et les mainsnettes quand Jean, qui avait dû rentrer à la caserne à quatreheures, revenait après l’appel de retraite. Elle avait repris, soussa haute coiffure d’idole, une expression sérieuse, presquemélancolique ; ce n’était plus la même créature.

C’était triste le soir, dans ce quartier mort,isolé au bout d’une ville morte.

Jean restait souvent accoudé à la grandefenêtre de sa chambre blanche et nue. – La brise de la mer faisaitpapillonner au plafond les parchemins des prêtres, que Fatou avaitpendus là par de longs fils pour veiller sur leur sommeil.

Devant lui, il avait les grands horizons duSénégal, – la pointe de Barbarie, – une immensité plate, sur leslointains de laquelle pesaient de sombres vapeurs decrépuscule : l’entrée profonde du désert.

Ou bien il s’asseyait à la porte de la maisonde Samba-Hamet, devant ce carré de terrain vague que bordaient devieilles constructions de briques en ruines, – sorte de place aumilieu de laquelle croissait ce maigre palmier jaune, de l’espèce àépines, qui était l’arbre unique du quartier.

Il s’asseyait là et fumait des cigarettesqu’il avait appris à Fatou à lui faire,

Hélas ! cette distraction même, il allaitfalloir songer à la supprimer bientôt – faute d’argent pour enacheter.

Il suivait de ses grands yeux bruns devenusatones, le va-et-vient de deux ou trois petites négresses qui sepoursuivaient, gambadaient follement au vent du soir, – dans ledemi-jour crépusculaire, comme des phalènes,

En décembre, le coucher du soleil amenaitpresque toujours sur Saint-Louis des brises fraîches et de grandsrideaux de nuages qui, tout à coup, assombrissaient le ciel, maisne crevaient jamais. – Ils passaient bien haut, et s’en allaient. –Jamais une goutte de pluie, jamais une impression d’humidité ;c’était la saison sèche, et, dans toute la nature, onn’eût pas trouvé un atome de vapeur d’eau. – On respirait pourtant,ces soirs de décembre ; c’était un répit, cette fraîcheurpénétrante, cela causait une sensation de soulagement physique, –mais, en même temps, je ne sais quelle impression plus grande demélancolie.

Et, quand Jean était assis, à la tombée de lanuit, devant sa porte isolée, – sa pensée s’en allait au loin.

Ce trajet à vol d’oiseau, que ses yeuxfaisaient chaque jour sur les grandes cartes géographiques penduesaux murs dans la caserne des spahis, il le parcourait souvent enesprit, – le soir surtout, – sur une sorte de panorama imaginaire,de représentation qu’il s’était faite du monde.

Traverser d’abord ce grand désert sombre, quicommençait là, derrière sa maison.

Cette première partie du voyage était celleque son esprit accomplissait le plus lentement, – s’attardant dansun infini de solitudes mystérieuses, où tous ces sablesralentissaient sa marche.

Et puis franchir l’Algérie, et laMéditerranée, – arriver aux côtes de France ; remonter lavallée du Rhône, – et parvenir enfin à ce point que la cartemarquait de petites hachures noires, – et que lui se représentaiten hautes cimes bleuâtres dans des nuages : les Cévennes.

Des montagnes ! Il y avait si longtempsque ses yeux étaient faits aux solitudes plates ! – silongtemps qu’il n’en avait pas vu, qu’il en avait presque perdu lanotion.

Et des forêts ! Les grands bois dechâtaigniers de son pays, – qui étaient humides et qui étaientpleins d’ombre, – où couraient de vrais ruisseaux d’eau vive, où lesol était de la terre, avec des tapis de fraîches mousses etd’herbes fines !… Il lui semblait qu’il aurait éprouvé unsoulagement, rien qu’en voyant un peu de terre humide et moussue, –au lieu de toujours ce sable aride, promené par le vent dudésert.

Et son cher village, que dans son voyage idéalil apercevait d’abord de haut, comme en planant, – la vieilleéglise, – sur laquelle il s’imaginait de la neige, la clochesonnant l’Angelus, probablement – (il était sept heures dusoir), – et sa chaumière auprès ! – Tout cela bleuâtre et dansla vapeur, – par un soir de décembre bien froid, – avec un pâlerayon de lune glissant dessus.

Etait-ce possible ? – A cet instant même,à l’heure qu’il était, en même temps que ce qui l’entourait, – toutcela existait bien réellement quelque part ; ce n’était passeulement un souvenir, une vision du passé ; – celaexistait ; – cela n’était même pas très loin ; – à cetteheure même, il y avait des gens qui y étaient, – et il étaitpossible d’y aller.

Que faisaient-ils ses pauvres vieux parents, àcette heure où il pensait à eux ? – Assis au coin du feu, sansdoute, devant la grande cheminée, où flambaient gaîment desbranches ramassées dans la foret.

Il revoyait là tous les objets familiers à sonenfance, – la petite lampe des veillées d’hiver, les vieux meubles,– le chat endormi sur un escabeau. – Et, au milieu de toutes ceschoses amies, il cherchait à placer les hôtes bien-aimés de lachaumière.

Sept heures à peu près ! C’était biencela ; le repas du soir terminé, ils étaient assis au coin dufeu, – vieillis sans doute, – son vieux père dans son attitudehabituelle, appuyant sur sa main sa belle tête grise, – une têted’ancien cuirassier redevenu montagnard ; – et sa mère,tricotant probablement, faisant glisser très vite ses grandesaiguilles entre ses braves mains vives et laborieuses, – ou bientenant droite sa quenouille de chanvre, et filant.

Et Jeanne, – elle était avec euxpeut-être !

– Sa mère lui avait écrit qu’elle venaitsouvent leur tenir compagnie aux veillées d’hiver. Commentétait-elle maintenant ? – Changée et encore embellie,lui avait-on dit. – Comment était sa figure de grande jeune fille,qu’il n’avait pas vue ?

………………………

Auprès du beau spahi en veste rouge, il yavait Fatou-gaye assise, avec sa haute coiffure d’ambre àpaillettes de cuivre.

La nuit était venue, et, sur la placesolitaire, les petites négresses continuaient à se poursuivre,passant et repassant dans l’obscurité, – l’une toute nue, – lesdeux autres avec de longs boubous flottants, ayant l’air de deuxchauves-souris blanches. Ce vent froid les excitait à courir ;elles étaient comme ces jeunes chats qui, chez nous, éprouvent lebesoin de faire des gambades folles quand souffle ce vent d’estbien sec qui nous apporte la gelée.

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