Le Roman d’un spahi

VII

LETTRE DE JEANNE MÉRY A SON COUSIN JEAN

« Mon cher Jean,

Voila tantôt trois ans de passés depuis tondépart, et j’attends toujours pour que tu me parles de tonretour ; moi j’ai bien foi en toi, vois-tu, et je sais que tun’es pas pour me tromper ; mais ça n’empêche pas que le tempsme dure ; il y a des fois la nuit où le chagrin me prend, etil me passe toute sorte d’idées. – Avec ça, mes parents me disentque si tu avais bien voulu, tu aurais pu avoir un congé pour venirfaire un tour vers chez nous. – Je crois bien aussi qu’il y en aici, au village, qui leur montent la tête, mais c’est vrai pourtantque notre cousin Pierre est revenu deux fois au pays, lui, pendantle temps qu’il était soldat.

« Il y en a qui font courir le bruit queje vais épouser le grand Suirot. – Crois-tu ? quelle drôle dechose d’épouser ce grand benêt qui fait le monsieur ; jelaisse dire, car je sais qu’il n’y a rien dans le monde pour moicomme mon cher Jean. – Tu peux être bien tranquille, il n’y a pasde danger qu’ils m’attrapent à aller au bal ; ça m’est égalqu’ils me disent que je fais des manières ; pour danser avecSuirot ou ce gros nigaud de Toinon, ou d’autres comme ça, nonvraiment ; je m’assieds bien tranquille le soir sur la barre(1) de chez Rose, devant la porte, et là je pense et je repense demon cher Jean, qui vaut mieux que tous les autres, et pour sûr jene m’ennuie pas quand je pense à lui.

« Je te remercie de ton portrait ;c’est bien toi, quoiqu’on dise ici que tu as joliment changé ;moi je trouve que c’est bien toujours ta même figure, – seulementque tu ne regardes pas le monde tout à fait de la même manière. –Je l’ai mis sur la grande cheminée et, tout alentour, mon rameau dePâques, ce qui fait que, quand j’entre dans la chambre, c’est lepremier qui me regarde.

« Mon cher Jean, je n’ai pas encore oséporter ce beau bracelet fait par les nègres que tu m’asenvoyé ; – de peur d’Olivette et de Rose ; elles trouventdéjà que je fais la demoiselle, ça serait bien pire. – Quand tuseras là et que nous serons mariés, ce sera autre chose ; jeporterai aussi la belle chaîne à jaseron de la tante Tounelle et sachaîne de ciseaux. – Viens seulement, car, vois-tu, je languis biende ne pas te voir ; j’ai l’air de rire quelquefois avec lesautres, mais après, le chagrin me monte si fort, si fort, que je mecache pour pleurer.

« Adieu, mon cher Jean ; jet’embrasse de tout cœur.

« JEANNE MÉRY. »

(1) Banc devant la porte.

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