Le Roman d’un spahi

XXIV

Sept heures du matin. – Un site perdu du paysde Diambour. – Un marais plein d’herbages renfermant un peud’eau.

– Une colline basse bornait l’horizon du côtédu nord ; – du côté opposé de la plaine, à perte de vue, lesgrands champs de Dialakar.

Tout est silencieux et désert ; – lesoleil monte tranquillement dans le ciel pur.

Des cavaliers apparaissent dans ce paysageafricain qui eût trouvé aussi bien sa place dans quelque contréesolitaire de l’ancienne Gaule. – Fièrement campés sur leurschevaux, ils sont beaux tous, avec leurs vestes rouges, leurspantalons bleus, leurs grands chapeaux blancs rabattus sur leursfigures bronzées.

Ils sont douze, douze spahis envoyés enéclaireurs, sous la conduite d’un adjudant, – et Jean est parmieux.

Aucun présage de mort, rien de funèbre dansl’air, – rien que le calme et la pureté du ciel.

– Dans le marais, les hautes herbes, humidesencore de la rosée de la nuit, brillent au soleil ; leslibellules voltigent, avec leurs grandes ailes tachetées denoir ; les nénuphars ouvrent sur l’eau leurs larges fleursblanches.

La chaleur est déjà lourde ; les chevauxtendent le col pour boire, ouvrant leurs naseaux, flairant l’eaudormante. – Les spahis s’arrêtent un instant pour tenirconseil ; ils mettent pied à terre pour mouiller leurschapeaux et baigner leurs fronts.

………………………

Tout à coup, dans le lointain, on entend descoups sourds, – comme le bruit de grosses caisses énormes résonnanttoutes à la fois.

– Les grands tam-tams ! dit lesergent Muller, qui avait vu plusieurs fois la guerre au paysnègre.

Et, instinctivement, tous ceux qui étaientdescendus coururent à leurs chevaux.

Mais une tête noire venait de surgir prèsd’eux dans les herbages ; un vieux marabout avait fait, avecson bras maigre, un signe bizarre, comme un commandement magiqueadressé aux roseaux du marais, – et une grêle de plomb s’abattaitsur les spahis.

………………………

Les coups, pointés patiemment, sûrement, dansla sécurité de cette embuscade, avaient tous porté. – Cinq ou sixchevaux s’étaient abattus ; les autres, surpris et affolés, secabraient, en renversant sous leurs pieds leurs cavaliers blessés,– et Jean s’était affaissé, lui aussi, sur le sol avec une balledans les reins.

En même temps, trente têtes sinistresémergeaient des herbes, trente démons noirs, couverts de boue,bondissaient, en grinçant de leurs dents blanches, comme des singesen fureur.

Ô combat héroïque qu’eût chanté Homère et quirestera obscur et ignoré, comme tant d’autres de ces combatslointains d’Afrique ! Ils firent des prodiges de valeur et deforce, les pauvres spahis, dans leur défense suprême. – La lutteles enflammait, comme tous ceux qui sont courageux par nature etqui sont nés braves ; ils vendirent cher leur vie, ces hommesqui tous étaient jeunes, vigoureux et aguerris ! – Et dansquelques années, à Saint-Louis même, ils seront oubliés. – Quiredira encore leurs noms, – à ceux qui sont tombés au pays deDiambour, dans les champs de Dialakar ?

………………………

Cependant le bruit des grands tam-tams serapprochait toujours.

Et tout à coup, pendant la mêlée, les spahis,comme en rêve, virent passer sur la colline une grande troupenoire ; des guerriers, à moitié nus, couverts de grigris,courant dans la direction de Dialdé, en masses échevelées ; –des tam-tams de guerre énormes, que quatre hommes ensemble avaientpeine à entraîner dans leur course ; – de maigres chevaux dudésert qui semblaient pleins de feu et de fureur, harnachésd’oripeaux singuliers, tout pailletés de cuivre, – avec de longuesqueues, de longues crinières, teintes en rouge sanglant, – tout undéfilé fantastique, démoniaque ; – un cauchemar africain, plusrapide que le vent.

C’était Boubakar-Ségou qui passait !

Il allait s’abattre là-bas sur la colonnefrançaise. – Il passait sans même prendre garde aux spahis, – lesabandonnant à la troupe embusquée qui achevait de lesexterminer.

On les poussait toujours, loin des herbages etde l’eau, on les poussait dans les sables arides, là où une chaleurplus accablante, une réverbération plus terrible les épuisait plusvite.

On n’avait pu recharger les armes ; – onse battait avec des couteaux, des sabres, des coups d’ongle et desmorsures ; – il y avait partout de grandes blessures ouverteset des entrailles saignantes.

Deux hommes noirs s’étaient acharnés aprèsJean. – Lui était plus fort qu’eux ; il les roulait et leschavirait avec rage, – et toujours ils revenaient.

A la fin, ses mains n’avaient plus de prisesur le noir huileux de leur peau nue ; ses mains glissaientdans du sang ; – et puis il s’affaiblissait par toutes sesblessures.

Il perçut confusément ces dernières images sescamarades morts, tombés à ses côtés, – et le gros de l’armée nègrequi courait toujours, prête à disparaître ; – et le beauMuller qui râlait près de lui, en rendant du sang par labouche ; – et, là-bas, déjà très loin, le grand Nyaor qui sefrayait un chemin dans la direction de Saldé, en fauchant à grandscoups de sabre dans un groupe noir.

………………………

Et puis, à trois ils le terrassèrent, ils lecouchèrent sur le côté, lui tenant les bras, – et l’un d’eux appuyacontre sa poitrine un grand couteau de fer.

Une minute effroyable d’angoisse, pendantlaquelle Jean sentit la pression de ce couteau contre son corps. Etpas un secours humain, rien, tous tombés, personne !

Le drap rouge de sa veste et la grosse toilede sa chemise de soldat, et sa chair, faisaient matelas etrésistaient : le couteau était mal aiguisé !

Le nègre appuya plus fort. – Jean poussa ungrand cri rauque et tout à coup son flanc se creva. – La lame, avecun petit crissement horrible, plongea dans sa poitrineprofonde ; – on la remua dans le trou, – puis on l’arracha àdeux mains, – et l’on repoussa le corps du pied.

………………………

C’était lui le dernier. – Les démons noirsprirent leur course en poussant leur cri de victoire ; en uneminute, ils avaient fui comme le vent dans la direction de leurarmée.

On les laissa seuls, les spahis, – et le calmede la mort commença pour eux.

………………………

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer