Le Roman d’un spahi

IX

Une salle blanche, tout ouverte au vent de lanuit ; – deux lampes suspendues, que de gros éphémères affoléspar la flamme viennent battre de leurs ailes ; – une tabléebruyante d’hommes habillés de rouge, – et des maritornes trèsnoires s’empressant alentour : – un grand souper despahis.

Le jour, il y a eu fête à Saint-Louis : –fête militaire, revue au quartier, courses de chevaux du désert, –courses de chameaux, – courses de bœufs montés et course depirogues. – Tout le programme habituel des réjouissances d’unepetite ville provinciale, – avec, en plus, la note étrange apportéepar la Nubie.

Par les rues, on a vu circuler en uniformetous les hommes valides de la garnison, marins, spahis outirailleurs. – On a vu des mulâtres et des mulâtresses en habitsdes grands jours ; les vieilles signardes du Sénégal(métis de distinction), raides et dignes avec leurs haute coiffurede foulard madras et leurs deux papillotes en tire-bouchon à lamode de 1820 ; – et les jeunes signardes, entoilettes de notre époque, – drôles et fanées, sentant la côted’Afrique. – Puis deux ou trois femmes blanches en toilettesfraîches ; et, derrière elles, comme repoussoirs, la foulenègre couverte de grigris et d’ornements sauvages : toutGuet-n’dar en tenue de fête.

Tout ce que Saint-Louis peut déployerd’animation et de vie ; tout ce que la vieille colonie peutmettre de monde dans ses rues mortes ; – tout cela dehors pourun jour, – et prêt à rentrer demain dans l’assoupissement de sesmaisons silencieuses, enveloppées d’un suaire uniforme de chauxblanche.

Et les spahis qui ont, par ordre, paradé toutela journée sur la place du Gouvernement, sont très réveillés ettrès excités par ce mouvement insolite. – Ils fêtent ce soir desnominations et des médailles qui leur sont arrivées par le derniercourrier de France ; et Jean, qui d’ordinaire fait un peubande à part, assiste avec eux à ce souper qui est un repas decorps.

Elles ont eu fort à faire, les maritornesnoires, pour servir les spahis ; non pas qu’ils aient mangébeaucoup, mais ils ont bu effroyablement, et ils sont tousgris.

Un grand nombre de toasts ont étéportés ; – beaucoup de propos, extravagants de naïveté ou decynisme, ont été tenus ; – beaucoup d’esprit a été dépensé, –d’un esprit de spahis, très originalement cru, à la fois trèssceptique et très enfantin. – Beaucoup de chansons singulières,affreusement risquées, venues on ne sait d’où, de l’Algérie, del’Inde ou d’ailleurs, ont été chantées, – les unes en solicomiquement discrets, – les autres en chœurs terribles,accompagnés de bris de verres et de coups de poing à casser lestables. – On a débité de vieilles facéties ingénues et ressassées,qui ont excité des rires jeunes et joyeux ; on a aussi lancédes mots capables de faire monter le rouge au front du diablemême.

Et tout à coup, voilà qu’un spahi, au milieude ce débordement d’insanités tapageuses, lève un verre dechampagne et porte ce toast inattendu :

– A ceux qui sont tombés à Mecké et àBobdiarah !

Bien bizarre, ce toast, que l’auteur de cerécit n’a pas inventé ; bien imprévue, cette santéportée !… Hommage de souvenir, ou plaisanterie sacrilège àl’adresse de ceux qui sont morts ?… Il était très ivre, lespahi qui avait porté ce toast funèbre, et son œil flottant étaitsombre.

………………………

Hélas ! dans quelques années, qui s’ensouviendra, de ceux qui sont tombés dans la déroute, àBobdiarah et à Mecké – et dont les os ont déjà blanchi sur lesable du désert ?

Les gens de Saint-Louis qui les ont vus partiront retenu leurs noms peut-être… Mais, dans quelques années, quis’en souviendra et qui pourra les redire encore ?…

………………………

Et les verres furent vidés à la mémoire deceux qui sont tombés à Mecké et à Bobdiarah. – Mais ce toastétrange avait amené pour un instant un grand silence d’étonnement,et jeté comme un crêpe noir sur le dîner de corps des spahis.

Jean surtout, dont les yeux s’étaient animésau contact de cette gaîté des autres, et qui, ce soir-là, parhasard, riait de tout son cœur, – Jean redevint rêveur et grave,sans trop pouvoir démêler pourquoi… – Tombés là-bas dans ledésert !… Il n’était pas maître de cela, mais cette imagevenait de le glacer, comme un son de voix de chacal ; elleavait fait courir un frisson dans sa chair…

Bien enfant encore, le pauvre Jean ; pasassez aguerri, pas assez soldat ! – Il était très brave,pourtant ; – il n’avait pas peur, pas du tout peur de sebattre. – Quand on parlait de Boubakar-Ségou, qui rôdait alors avecson armée presque aux portes de Saint-Louis, dans le Cayor, – ilsentait son cœur bondir ; il en rêvait quelquefois ; illui semblait que cela lui ferait du bien et le réveillerait,d’aller enfin voir le feu, même le feu contre un roi nègre ;par moments, il en mourait d’envie…

C’était bien pour se battre qu’il s’était faitspahi, – et non pour aller languir, atone, dans une petite maisonblanche, sous les sortilèges d’une fille khassonkée !…

………………………

Pauvres garçons, qui buvez à la mémoire desmorts, riez, chantez, soyez bien gais et bien fous, profitez del’instant joyeux qui passe !… Mais les chants et le bruitsonnent faux sur cette terre du Sénégal, – et il doit avoir encorelà-bas, dans le désert, des places marquées pour quelques-uns devous.

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