Le Roman d’un spahi

IV

DIGRESSION PÉDANTESQUE SUR LA MUSIQUE ET SURUNE CATÉGORIE DE GENS APPELÉS GRIOTS

L’art de la musique est confié, dans leSoudan, à une caste d’hommes spéciaux, appelés griots, quisont, de père en fils, musiciens ambulants et compositeurs dechants héroïques.

C’est aux griots que revient le soin de battrele tam-tam pour les bamboulas, et de chanter, pendant les fêtes,les louanges des personnages de qualité.

Lorsqu’un chef éprouve le besoin d’entendreexalter sa propre gloire, il mande ses griots, qui viennents’asseoir devant lui sur le sable, et composent sur-le-champ, enson honneur, une longue série de couplets officiels, accompagnantleur aigre voix des sons d’une petite guitare très primitive, dontles cordes sont tendues sur des peaux de serpent.

Les griots sont les gens du monde les plusphilosophes et les plus paresseux ; ils mènent la vie erranteet ne se soucient jamais du lendemain. – De village en village, ilss’en vont, seuls ou à la suite des grands chefs d’armée, – recevantpar-ci par-là des aumônes, traités partout en parias, comme enEurope les gitanos ; – comblés quelquefois d’or et de faveurs,comme chez nous les courtisanes ; – exclus, pendant leur vie,des cérémonies religieuses, et, après leur mort, des lieux desépulture.

Ils ont des romances plaintives, aux parolesvagues et mystérieuses ; – des chants héroïques, qui tiennentde la mélopée par leur monotonie, de la marche guerrière par leurrythme scandé et nerveux : – des airs de danse pleins defrénésie ; – des chants d’amour, qui semblent des transportsde rage amoureuse, des hurlements de bêtes en délire. – Mais, danstoute cette musique noire, la mélodie se ressemble ; commechez les peuples très primitifs, elle est composée de phrasescourtes et tristes, sortes de gammes plus ou moins accidentées, quipartent des notes les plus hautes de la voix humaine, et descendentbrusquement jusqu’aux extrêmes basses, en se traînant ensuite commedes plaintes.

Les négresses chantent beaucoup entravaillant, ou pendant ce demi-sommeil nonchalant qui compose leursieste. Au milieu de ce grand calme de midi, plus accablant là-basque dans nos campagnes de France, ce chant des femmes nubiennes ason charme à lui, mêlé à l’éternel bruissement des sauterelles. –Mais il serait impossible de le transporter en dehors de son cadreexotique de soleil et de sable ; entendu ailleurs, ce chant neserait plus lui-même.

Autant la mélodie semble primitive,insaisissable à force de monotonie, autant le rythme est difficileet compliqué. – Ces longs cortèges de noces qu’on rencontre lanuit, cheminant lentement sur le sable, chantent, sous la conduitede griots, des chœurs d’ensemble d’une allure bien étrange, dontl’accompagnement est un contretemps persistant, et qui semblenthérissés, comme à plaisir, de difficultés rythmiques et debizarreries.

Un instrument très simple, et réservé auxfemmes, remplit dans cet ensemble un rôle important : c’estseulement une gourde allongée, ouverte à l’une de ses extrémités, –objet qu’on frappe de la main tantôt à l’ouverture, tantôt sur leflanc, et qui rend ainsi deux sons différents l’un sec, et l’autresourd ; on n’en peut tirer rien de plus, et le résultat ainsiobtenu est cependant surprenant. – Il est difficile d’exprimerl’effet sinistre, presque diabolique, d’un bruit lointain de voixnègres, à demi couvertes par des centaines de semblablesinstruments.

Un contretemps perpétuel des accompagnateurs,et des syncopes inattendues, parfaitement comprises et observéespar tous les exécutants, sont les traits les plus caractéristiquesde cet art – inférieur peut-être, mais assurément très différent dunôtre, – que nos organisations européennes ne nous permettent pasde parfaitement comprendre.

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