Le Roman d’un spahi

XX

Mais, quand ce fut fini, irrévocable, et qu’ilse retrouva là, sur la plage de sable, voyant ce navire quipartait, – il lui vint au cœur un désespoir fou ; – uneaffreuse angoisse, dans laquelle il y avait de la terreur de cequ’il venait de faire, de la rage contre Fatou-gaye, de l’horreurpour la présence de cette fille noire, et comme un besoin de lachasser loin de lui ; – et tout un immense et profond amourréveillé pour son foyer chéri, pour les êtres bien-aimés quil’attendaient là-bas et qu’il n’allait plus voir…

Il lui semblait qu’il venait de signer uneespèce de pacte à mort avec ce pays sombre et que c’était fini delui… Et il partit en courant sur les dunes, sans trop savoir où ilallait, – pour respirer de l’air, pour être seul, pour suivre desyeux surtout, le plus longtemps possible, ce navire quis’enfuyait…

………………………

Le soleil était encore haut et brûlant quandil se mit en route, et ces plaines désertes, en grande lumière,avaient une saisissante majesté. Il marcha longtemps le long de lacôte sauvage, sur la crête des dunes de sable, pour voir plus loin,ou sur le haut des falaises rouges. Un grand vent passait sur satête, et agitait à ses pieds toute l’immensité de cette mer, où lenavire fuyait toujours.

Il ne sentait plus brûler le soleil, tant satête était perdue.

Rivé encore pour deux années de plus à cepays, quand il eût pu être là-bas, s’en allant sur la mer, en routepour son cher village !… Quelles influences ténébreuses,sortilèges, quelles amulettes l’avaient retenu là, monDieu !

Deux années ! cela finirait-il jamais, yaurait-il réellement un terme, une délivrance à cetexil ?…

Et il courait vers le nord, dans la directiondu navire, pour ne pas encore le perdre de vue. Il se déchirait auxplantes épineuses, et il lui arrivait dans la poitrine comme unegrêle de grandes sauterelles folles, qu’il dérangeait en passantdans les hautes herbes de l’hivernage…

………………………

Il était très loin, seul au milieu de cetteâpre campagne du cap Verd, silencieuse et morne.

Il voyait devant lui, depuis longtemps, ungrand arbre isolé, plus grand même que les baobabs, avec unfeuillage épais et sombre, quelque chose de si immense qu’on eûtdit un de ces géants de la flore de l’ancien monde, oublié là parles siècles.

Il s’assit épuisé sur le sable, sous ce granddôme d’ombre, et, baissant la tête, il se mit à pleurer…

Quand il se releva, le navire avait disparu,et c’était le soir.

Le soir, la tristesse plus calme et plusfroide. A cette heure crépusculaire, le grand arbre était une masseabsolument noire, se dressant au milieu de l’immense solitudeafricaine.

Devant lui, au loin, les infinis tranquillesde la mer apaisée. En bas, à ses pieds, les falaises en terrassesjusqu’au grand cap Verd, des plans de terrain monotones, déchirésde ravines régulières sans végétation, – paysage profond, d’unaspect navrant.

Par derrière, du côté de l’intérieur, à pertede vue, des plis mystérieux de collines basses, des silhouetteslointaines de baobabs, semblables à de silhouettes demadrépores.

Plus un souffle dans l’épaisse atmosphère. Lesoleil déjà éteint s’affaisse dans des vapeurs lourdes, son disquejaune étrangement grandi et déformé par le mirage… Partout, dans lesable, des daturas ouvrent au soir leurs grands calicesblancs ; ils alourdissent l’air d’un parfum malsain, l’air estchargé de senteurs malfaisantes de belladone. Les phalènes courentsur les fleurs empoisonnées.

On entend partout dans les hautes herbes lerappel plaintif des tourterelles.

Toute cette terre d’Afrique est couverte d’unevapeur de mort, l’horizon est déjà vague et sombre.

Là-bas, derrière lui, c’est l’intérieurmystérieux qui le faisait rêver autrefois… à présent il n’est plusrien jusqu’à Podor ou Médine, jusqu’à la terre de Galam, ou jusqu’àla mystérieuse Tombouctou, rien qu’il désire voir.

Toutes ces tristesses, tous ces étouffements,il les connaît ou il les devine. Sa pensée est ailleurs maintenant,– et tout ce pays à la fin lui fait peur.

Il ne désire plus que se dégager de tous cescauchemars, – s’en aller, – partir à tout prix !

………………………

De grands bergers africains à tête farouchepassent, chassant devant eux, vers les villages, leurs maigrestroupeaux de bœufs bossus.

Cette image du soleil que la Bible eût appeléeun signe du ciel disparaît lentement, comme un pâlemétéore. Voici la nuit. Tout s’assombrit dans la vapeur malsaine,et le silence se fait profond… Sous le grand arbre, c’est comme untemple.

Et Jean songe à sa chaumière à cette heure dessoirs d’été, – et à sa vieille mère, et à sa fiancée, – et il luisemble que tout est fini, – il rêve qu’il est mort, et qu’il ne lesreverra plus…

………………………

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