Le Roman d’un spahi

XXIV

Une nuit calme de la fin de février, vraienuit d’hiver, – calme et froide, après une journée brûlante.

La colonne des spahis, en route pourDialamban, traverse au pas les plaines de Legbar. – La débandadeest permise au goût et à la fantaisie de chacun, et Jean, qui s’estattardé à l’extrême arrière, chemine tranquillement en compagnie deson ami Nyaor…

Le Sahara et le Soudan ont de ces nuitsfroides, qui ont la splendeur claire de nos nuits d’hiver, avecplus de transparence et de lumière.

Un silence de mort règne sur tout ce pays. Leciel est d’un bleu vert, sombre, profond, étoilé à l’infini. Lalune éclaire comme le plein jour, et dessine les objets avec uneétonnante netteté, dans des teintes roses…

Au loin, à perte de vue, des marécages,couverts de la triste végétation des palétuviers : ainsi esttout ce pays d’Afrique, depuis la rive gauche du fleuve jusqu’auxconfins inaccessibles de la Guinée.

Sirius se lève, la lune est au zénith, – lesilence fait peur.

Sur le sable rose s’élèvent les grandeseuphorbes bleuâtres ; leur ombre est courte et dure, la lunedécoupe les moindres ombres des plantes avec une netteté figée etglaciale, pleine d’immobilité et de mystère.

Des brousses par-ci par-là, des fouillisobscurs, de grandes taches sombres sur le fond lumineux et rosé dessables ; – et puis des nappes d’eau croupissantes, avec desvapeurs qui planent au-dessus comme des fumées blanches des miasmesde fièvre, plus délétères et plus subtils que ceux du jour. – Onéprouve une pénétrante sensation de froid, – étrange après lachaleur de la journée ; – l’air humide est tout imprégné del’odeur des grands marais…

Çà et là, le long du chemin, de grandssquelettes contournés par la douleur ; des cadavres dechameaux, baignant dans un jus noir et fétide. – Ils sont là, enpleine lumière, riant à la lune, étalant avec impudence leur flancdéchiqueté par les vautours, leur éventrement hideux.

………………………

De temps à autre, un cri d’oiseau de marais,au milieu du calme immense.

………………………

De loin en loin, un baobab étend dans l’airimmobile ses branches massives, comme un grand madrépore mort, unarbre de pierre, et la lune accuse avec une étonnante dureté decontours sa structure rigide de mastodonte, donnant à l’imaginationl’impression de quelque chose d’inerte, de pétrifié et defroid.

Au milieu de leurs branches polies sont poséesdes masses noires : toujours les vautours ! De confiantesfamilles de vautours sont là, lourdement endormies ; elleslaissent approcher Jean avec leur aplomb d’oiseaux fétiches, Et lalune jette sur leurs grandes ailes repliées des reflets bleus desluisants de métal.

Et Jean s’étonne de voir pour la première foistous les détails intimes de ce pays en pleine nuit.

………………………

A deux heures, un concert de cris, comme ceuxdes chiens qui hurlent à la lune, mais quelque chose deplus fauve, de plus grinçant, de plus étrangement sinistre. Dansces nuits de Saint-Louis, quand le vent venait du côté descimetières, quelquefois Jean avait cru entendre, de très loin, desgémissements pareils. Mais, ce soir, c’était là tout près, dans labrousse, que se chantait ce concert lugubre des glapissementslamentables de chacals, mêlés à des miaulements suraigus etstridents d’hyènes.

Une bataille entre deux bandes errantes, enmaraude pour les chameaux morts.

– Qu’est-ce que c’est ? dit Jean au spahinoir.

Pressentiment peut-être, une sorte d’horreurs’emparait de lui.

C’était bien là, tout près, dans la brousse,et le timbre de ces voix lui faisait passer des frissons dans lachair et dresser les cheveux sur la tête.

– Ceux qui sont morts, répondit Nyaor-fall,avec une pantomime expressive, ceux qui sont morts par terre, cesbêtes les cherchent pour les manger…

Et, pour dire les manger, il faisaitle simulacre de mordre son bras noir avec ses dents fines etblanches.

Jean comprit et trembla. Depuis, chaque foisqu’il entendait, la nuit, les concerts lugubres, il se rappelaitcette explication si clairement donnée par la mimique de Nyaor etlui qui, en plein jour, n’avait pas peur de grand’chose, ilfrissonnait et se sentait glacer par une de ces terreurs vagues etsombres de montagnard superstitieux.

Le bruit s’apaise, se perd dansl’éloignement ; il s’élève encore, plus voilé, d’un autrepoint de l’horizon, puis il s’éteint, et tout retombe dans lesilence.

Sur les eaux dormantes, les vapeurs blanchess’épaississent à l’approche du matin, on se sent pénétré et transipar l’humidité glacée des marais.

Sensation étrange : dans ce pays, il faitfroid. La rosée tombe. La lune peu à peu s’abaisse à l’occident, sevoile et s’éteint. La solitude serre le cœur.

Et puis enfin, là-bas à l’horizon,apparaissent des pointes de chaume, le village de Dialamban, où, aupetit jour, les spahis doivent camper.

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