Le Roman d’un spahi

XXI

C’était chez dame Virginie-Scolastique (lesmissionnaires ont quelquefois pour leurs néophytes de ces noms quisont des trouvailles). Une heure de la nuit ; le cabaret étaitgrand et sombre ; il était, comme d’ordinaire les mauvaislieux, fermé par d’épaisses portes garnies de fer.

Une petite lampe fétide éclairait un amasconfus de choses, qui grouillaient péniblement dans l’atmosphèreépaissie ; des vestes rouges et des nudités de chair noire,des enlacements étranges ; sur les tables, par terre, desverres brisés avec des bouteilles brisées ; des bonnets rougeset des boubous de nègre, traînant avec des sabres de spahi, dansdes mares de bière et d’alcool.

Dans le bouge, il régnait une températured’étuve, une chaleur à rendre fou, avec des fumées noires oulaiteuses, des odeurs d’absinthe, de musc, d’épices, de soumaré etde sueur nègre.

La fête avait dû être joyeuse, et bruyantesurtout ; à présent, c’était fini, – finis les chants et letapage ; – c’était la période d’affaissement, l’abrutissementaprès boire. Les spahis étaient là, les uns, l’œil morne, le fronttombant sur la table, avec des sourires bêtes ; d’autres,encore dignes, se raidissant contre l’ivresse, relevant la têtequand même ; de belles figures aux traits énergiques dontl’œil éteint restait grave, avec je ne sais quelle expression detristesse et d’écœurement.

Parmi eux, pêle-mêle, répartis au hasard, il yavait toute la séquelle de Virginie-Scolastique : des petitesnégresses de douze ans, et aussi des petits garçons !

Et, au dehors en prêtant l’oreille, on eût puentendre dans le lointain le cri des chacals rôdant autour de cecimetière de Sorr, où plusieurs de ceux qui étaient là avaient leurplace déjà marquée sous le sable.

Dame Virginie, cuivrée et lippue, ses cheveuxcrépus dans un madras rouge, – ivre elle aussi, – épongeait du sangsur une tête blonde. Un grand spahi, à la figure jeune et rose, auxcheveux dorés comme les blés mûrs, était là étendu sansconnaissance, avec une fente à la tête, et dame Virginie, aidéed’une goton noire, plus ivre qu’elle, épongeait avec de l’eaufraîche et des compresses vinaigrées. Ce n’était pas parsensibilité, oh ! non, mais par crainte de la police. Elleétait vraiment inquiète, Virginie-Scolastique : le sangcoulait toujours, il avait rempli tout un plat, il ne s’arrêtaitpas, et la peur la dégrisait, la vieille…

Jean était assis dans un coin, le plus ivre detous, mais raide sur son banc, l’œil fixe et vitré. C’était lui quiavait fait cette blessure, avec un loquet de fer arraché crispée àune porte, et il tenait encore ce loquet dans sa main crispée,inconsciente du coup qu’elle avait porté.

………………………

Depuis un mois qu’il était guéri, on le voyaitchaque soir traîner dans les bouges, au premier rang des débrailléset des ivres, s’essayant à de grands airs cyniques et débauchés. Ily avait encore beaucoup d’enfantillage dans son cas ; maisc’est égal, il avait parcouru un chemin terrible, depuis ce mois desouffrance.

Il avait dévoré des romans où tout étaitnouveau pour son imagination, et il s’en était assimilé lesextravagances malsaines. Et puis il avait parcouru le cercle desconquêtes faciles de Saint-Louis, mulâtresses ou blanches, dont sabeauté lui avait assuré la possession sans résistance.

Et puis surtout il s’était mis àboire !…

Oh ! vous qui vivez de la vie régulièrede la famille, assis paisiblement chaque jour au foyer, ne jugezjamais les marins, les spahis, ceux que leur destinée a jetés, avecdes natures ardentes, dans des conditions d’existence anormales,sur la grande mer ou dans les lointains pays du soleil, au milieude privations inouïes, de convoitises, d’influences que vousignorez. Ne jugez pas ces exilés ou ces errants, dont lessouffrances, les joies, les impressions tourmentées vous sontinconnues,

Donc, Jean s’était mis à boire, et il buvaitplus que les autres, il buvait effroyablement.

– Comment peut-il faire, disait-on autour delui, lui qui n’en a pas l’habitude ?

C’était justement parce qu’il n’en avaitpas l’habitude, que sa tête était plus forte, et que, pour lemoment, il pouvait absorber davantage. Et cela le posait bien auxyeux de ses camarades.

Par exemple, il était resté presque chaste, lepauvre Jean, malgré ses airs débraillés de grand enfant sauvage. Iln’avait pu se faire à l’ignoble prostitution noire, et, quand lespensionnaires de dame Virginie égaraient leurs mains sur lui, illes écartait du bout de sa cravache comme des animaux immondes, etles malheureuses petites créatures le considéraient comme une sorted’homme-fétiche, dont elles n’approchaient plus.

Mais il était méchant quand il avait bu, ilétait terrible, avec sa tête perdue et sa grande force physiquedéchaînée. Il avait frappé tout à l’heure pour une phrase moqueusejetée au hasard sur ses amours, et puis il ne s’en souvenait plus,et restait là immobile, le regard atone, tenant toujours en mainson loquet de porte sanglant.

………………………

Tout à coup son œil jeta un éclair ;c’était à la vieille qu’il en voulait maintenant, sansmotif connu, pris d’une rage insensée d’homme ivre, et il se levaità demi, furieux et menaçant. Elle poussa un cri rauque, lavieille, elle eut une minute d’épouvantehorrible :

– Tenez-le ! gémit-elle, aux êtresinertes qui dormaient déjà sous les tables…

Quelques têtes se soulevèrent, des mainsmolles, sans force, essayèrent de retenir Jean par sa veste. Lesecours n’était pas efficace…

– A boire, vieille sorcière !disait-il ; à boire, vieux diable de nuit !… Horreur devieille, à boire !…

– Oui ! oui ! répondit-elle de savoix étranglée par la peur. Oui ! c’est cela, à boire ! –Sam ! vite de l’absinthe pour le finir, de l’absinthecoupée d’eau-de-vie !

Elle ne regardait pas à la dépense, dans cescas-là, dame Virginie.

Jean but d’un trait, lança son verre au mur,et retomba comme foudroyé…

Il était fini, réussi, comme disaitla vieille ; il n’était plus dangereux.

Elle était forte, la vieille Scolastique,solidement charpentée, – et puis tout à fait dégrisée ; – avecl’aide de sa goton noire et de ses petites filles, elle enleva Jeancomme une masse inerte, et puis, après avoir fait une visite rapidede ses poches pour enlever les dernières pièces de monnaie qu’ellespouvaient contenir, elle ouvrit la porte et le jeta dehors. Jeantomba comme un cadavre, les bras étendus, la figure dans le sable,– et la vieille, vomissant un torrent d’injures monstrueuses,d’ordures sauvages, tira sa porte, qui se referma lourdement avecun grand bruit de fer.

Le calme se fit. Le vent partait ducimetière ; et, dans le grand silence du milieu de la nuit, onentendait distinctement la note aiguë des chacals, le concertsinistre des déterreurs de morts.

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