C’était écrit

Chapitre 44

 

« Cher docteur et vieil ami,

« Je viens vous soumettre un caspathologique des plus intéressants : un malade d’esprit !Étudiez-le et tâchez de le guérir. Il y a longtemps, trèslongtemps, que nous nous connaissons. Eh bien ! en passant larevue de ces longues années, vous constaterez que je ne vous aijamais témoigné une confiance illimitée. Or, maintenant que mavieille expérience me démontre plus clairement encore qu’autrefois,quel être énigmatique vous êtes, je vais cependant vous fairel’honneur de mes confidences. Je ne sais que faire, quedevenir ? Je suis comme un homme frappé de la foudre. Aprèsavoir reçu avis qu’on avait vu l’assassin d’Arthur Montjoie àLondres et avoir entrevu l’imminence de la vengeance, j’ai, en mêmetemps, appris sa maladie, sa guérison et sa disparition !C’est le cas de répéter que l’on a raison de se défier del’inattendu. Une maladie, qui cloue dans leurs cercueils desmilliers de créatures, a épargné un assassin. Peut-êtrereposera-t-il tranquillement dans un cimetière aux ombragespaisibles, entouré des dépouilles mortelles d’honnêtes gens ?Je suis navré… je ne m’en consolerai jamais…

« Ajoutez à cela les préoccupations queme donne ma femme ; les réclamations incessantes de mescréanciers et vous conviendrez qu’avec tant de choses sur l’esprit,il est difficile que je conserve la faculté d’écrire le mot justeet avec suite.

« Je désire savoir, docteur, si votre artou votre science, si vous le préférez, peut venir au secours de maraison en désordre, alors que ma santé ne laisse rien à désirer.Vous m’avez dit souvent que tout est possible à la médecine ;le moment est venu de le prouver. Je suis sur une pente qui aboutitfatalement au suicide ou au crime. Délivrez-moi, je vous ensupplie, de la fièvre de mon intelligence en travail ! En touscas, promettez-moi de lire ces élucubrations de mon esprit, enconservant votre sérieux.

« Je commencerai par confesser que ledémon de la jalousie m’a mordu au cœur : la tranquillité de mavie conjugale est en question. Iris n’a pas vos sympathies, je lesais, et elle vous le rend bien. Donc, je vous demande de faire vosefforts pour rendre justice à ma femme, comme je le fais moi-même.Du reste, je dois ajouter que pas une étincelle de certitude neconfirme mes soupçons ; la vérité vraie est que je l’aimetoujours aussi passionnément ; mais reste à savoir si elle aencore pour moi la même affection ?

« Vous étiez déjà marié quand moi,j’avais à peine quelques brins de poil follet au menton. Pour quevous puissiez vous former un jugement exact de la situation, jevais vous raconter comment ma femme s’est comportée toutdernièrement, dans une circonstance fort critique.

« Nous étions en train de déjeuner,lorsque Iris apprit par une lettre que Hugues était dangereusementmalade ; elle a paru stupéfaite, m’a passé la missive et aquitté la table sans desserrer les dents. Eh bien ! l’hommepour qui l’argent n’est rien, l’homme dont le sang-froid est àtoute épreuve, l’homme, enfin, qui prétend n’être que l’ami de mafemme, alors qu’il l’adore en secret, est ma bête noire. Parfois,je me demande, ce qui pourrait advenir pour moi, de sa vie ou de samort ; en réalité, si j’avais un intérêt quelconque à lachose, le plateau de la balance pencherait plutôt de ce derniercôté. Toujours est-il que le savoir en danger m’a alarmé. Il y adans ce flegmatique Anglais je ne sais quelle grâce qui parle pourlui, alors même qu’on le déteste. Donc, je me prenais à désirer sonrétablissement, tout en le haïssant au fond du cœur. Il me sembled’ici vous entendre dire : « Ma parole d’honneur !mon ami l’Irlandais a perdu la tête ».

« Maintenant, revenons à nos moutons, jeveux dire à ma femme. Après un certain temps, elle a reparu et adit : « Je suis innocente, quoique coupable, de ce quiarrive à M. Montjoie. Si je l’eusse chargé d’une lettre pourMme Vimpany, il n’aurait pas insisté pour la voiret, en conséquence, il n’eût point été exposé à la contagion. Ledanger, en ce qui me concerne, est hors de question ; lapersonne avec qui je dois correspondre, demeurant dans un autrequartier que Mme Vimpany, il n’y a plus rien àcraindre. Bref, m’autoriserez-vous, mon cher Harry, à recevoirchaque jour des nouvelles de Hugues Montjoie, tant qu’il sera endanger de mort ? – J’y consens volontiers », ai-jerépondu. Il m’a semblé de mauvais augure qu’elle m’adressât cetterequête les yeux secs, car elle a dû pleurer en apprenant qu’il y apeu de chance de sauver le malade. Pourquoi alors me dissimuler seslarmes ? L’extrême pâleur répandue sur son visage dénotaitseule le trouble de son âme. Après tout, elle a pu oublier quej’étais jaloux, puisque je m’efforçais de le cacher ? Qu’enpensez-vous, mon cher Vimpany ? Enfin, je demeure convaincuque le fond de sa pensée était d’aller à Londres, remplir, demoitié avec votre femme, le rôle de garde-malade près de Montjoieet mourir avec lui, s’il meurt.

« Toujours est-il que chaque jour Irisrecevait une lettre et que chaque fois elle me la communiquait.Après cette concession faite à ma jalousie, je refusai de prendreconnaissance des bulletins signés des médecins. Or, un matin, aumoment où Iris ouvre sa lettre quotidienne, un éclair intensejaillit de ses yeux ; sur sa physionomie je vois laréverbération d’un bonheur aussi grand, que si elle eût appris lerétablissement de Hugues. J’aime à répéter qu’Iris possède uncharme indescriptible et, en cet instant, l’éclat de sa beautél’enveloppa tout entière ! Qui sait ? hélas ! cephénomène ne se reproduira peut-être que le jour où ma mort, endélivrant Iris d’un mari, lui permettra d’épouser un amant !Alors, il en sera ébloui.

« Je ne disais mot ; ma femmeattachait sur moi un regard interrogateur : je me décidai àprononcer les mots suivants : « Je me félicite queMontjoie soit hors de danger ». Sur ce, elle se jette dans mesbras et m’embrasse follement ; vrai, je ne la croyais pascapable de donner de pareils baisers.

« Maintenant, fit-elle, que je suisassurée de votre sympathie pour lui, mon bonheur estcomplet. » Dites, ne croyez-vous pas que l’honneur de cetteexplosion de tendresse appartenait à un autre homme plutôt qu’àmoi !… Non,… je repousse un tel soupçon… Qui sait,pourtant ? Vais-je continuer à écrire ou terminerai-je cettelongue épître ? Le sort en est jeté, je continue.

« Iris et moi, nous éprouvons en facel’un de l’autre un véritable embarras. Ma jalousie seule n’est pascause de cet état de chose. Parfois, il me semble que nous nousdemandons tous les deux quelle attitude nous garderons vis-à-vis deMontjoie et, le plus grave, c’est que nous n’osons nous en fairel’aveu. Parfois encore, j’en accuse, et peut-être non sans raison,nos préoccupations financières. J’attends qu’Iris aborde ce sujetavec moi, de même qu’elle compte sur mes explications.

« Vertu de ma vie ! j’aspire àchanger de place, à m’étourdir,… à vivre inconnu sur une terreétrangère,… à me jeter, comme autrefois, tête baissée au milieu desdangers,… des aventures. Du reste, il me reste la chance deretourner en Angleterre et de fournir aux Invinciblescelle de me mettre à mort, comme ayant trahi la causeirlandaise ; mais ma femme, je le sais, n’entendrait pas decette oreille-là.

« Ouf ! parlons d’autre chose.

« Vous ne serez pas fâché d’apprendre quevous connaissez aussi bien la loi que la médecine. J’avais envoyél’ordre à mon notaire d’hypothéquer mon assurance sur la vie ;or votre prédiction à ce sujet s’est pleinement confirmée ;impossible de trouver à emprunter un centime sur le capital énormedont la compagnie sera redevable après ma mort.

« Pour ce qui est du ContinentalHerald, j’entrevois là encore un nouveau mécompte : onm’assure que le succès est incontestable, mais quand j’aborde laquestion du dividende, on me répond qu’il faut attendre un tirageplus considérable, « Précisez l’époque ? » dis-je,mais on reste bouche close.

« Je ne fermerai ma lettre que plustard ; il se peut que j’aie un événement favorable à voussignaler.

*

**

« Ma situation s’est empirée au lieu des’améliorer. Pour remplir ma bourse vide, force m’a été de signerun billet à ordre sur papier timbré. Que deviendrai-je quand lequart d’heure de Rabelais arrivera ? Pour l’instant, je suistranquille ; à chaque jour suffit sa peine. Si votre projet depublication ne réussit pas mieux que le ContinentalHerald, je puis vous prêter quelques livres sterling.

« Que diriez-vous, mon cher, de venirreprendre votre ancien quartier général à Passy et de répondre devive voix, plutôt que par écrit aux questions que je vouspose ?

« Allons, allons, venez donc ausculter mabourse et regarder ma langue. Qui sait ce que l’avenir nousréserve ? Dans un an, je puis être comme vous séparé de mafemme, non sur sa demande mais sur la mienne ;… serai-jeenfermé dans une geôle ? ou dans un asile d’aliénés ? etvous, mon cher, où vous logera-t-on ?

« Que dites-vous de maproposition ? »

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