C’était écrit

Chapitre 67

 

Il est peu d’Anglais, en voyage, qui fassentun crochet pour visiter Louvain, bien que cette localité possède unHôtel de Ville plus remarquable même que celui de Bruxelles, cetteville, où bruissent toutes les voix de la jeunesse et du plaisir.Si, d’aventure, on y rencontre des fils de la perfide Albion, commeon dit sur le continent, ils n’y font, certes, pas grande figure,étant sûrement venus s’y fixer pour des raisons analogues à cellesqui avaient décidé M. et Mme Linville à ydresser leur tente. Le nombre de gens qui ne redoutent rien tant aumonde que de rencontrer des visages de connaissance, est beaucoupplus considérable qu’on ne le pense.

M. Linville avait loué là, une petitemaison meublée, à l’instar du pavillon de Passy, maison discrètepar excellence, avec cour également plantée en manière de jardin.Le personnel, se composait d’une cuisinière et d’une femme dechambre.

Inutile de demander si Iris était heureuse.Hélas ! elle ne l’avait jamais été depuis son mariage ;vivre en se cachant n’est pas une condition favorable aubonheur ! Le temps lui manquait, du reste, pour fouillerl’avenir. Ce couple, jeune encore, se voyait condamné non seulementà vivre à l’étranger pour le reste de ses jours, mais à évitertoute relation et rencontre avec des compatriotes ; à nejamais plus leur adresser la parole dans leur langue maternelle.Qui donc a dit que parler sa langue maternelle c’est avoir sapatrie sur ses lèvres ? Dans ces conditions, le mari vivraitreplié sur lui-même et la femme traînerait des heures de dégoût etde lassitude, évitant de regarder en face.

Pendant que l’un finirait fatalement parl’abus de la boisson, l’autre, absolument dégrisée, envisagerait lasituation sans aucune illusion. Fatalité ! fatalité ! Lesauvage lord, ruminant, baillant, fumant, pesamment assis sur unsiège, se disant que, décidément, son grand dessein avait réussi,que son grand coup avait frappé juste ! Et après ? Pourl’instant, il ne s’aventurait à sortir de chez lui que le soir à labrune ;… la nuit tous les chats sont gris… Cette vievégétative était dure à traîner pour un casse-cou habitué aumouvement, à la société et au bruit.

La monotonie de leur existence, ne futtroublée que par l’arrivée de la lettre de Hugues, laquelle leuravait été retournée de Passy avec d’autres documents. Iris la lutet la relut, cherchant à en pénétrer le sens : après quoi,elle la déchira en morceaux.

« Ah ! s’il avait su,… s’il s’étaitdouté, dit-elle à son mari, il n’aurait pas pris la peine d’écrirecette lettre. Que répondre ? rien. Il ne s’agit plus pour moide conseils à suivre, mais d’ordres à recevoir ;… je suisl’affiliée d’une conspiration, la complice d’uneescroquerie… »

À deux jours de là, l’on reçut une lettre dudocteur : elle ne contenait ni nouvelles de Fanny, ni de sonséjour à Berne.

« Tout va bien jusqu’à présent : lemonde a appris par la voix de la presse que lord Harry est mort etenterré. La question maintenant est de faire rendre gorge à laCompagnie d’assurances. À cet effet, la veuve, étant légataireuniverselle et exécutrice testamentaire, devra se présenter chez lenotaire, lui remettre le testament et la police d’assurances, afinque l’on puisse remplir les formalités exigées par la loi. Il yaura des signatures à donner ; le certificat médicalconstatant la mort du défunt, les pièces de l’administration despompes funèbres relatives à la cérémonie, de l’inhumation, sontdéjà entre les mains du notaire. Plus tôt la veuve sera à Londres,mieux cela vaudra. Elle préviendra d’avance le notaire de sonarrivée et (faites attention) elle écrira de Paris, comme si ellefût restée dans cette ville depuis la mort de son époux.

« Il ne me reste plus, mon cher Linville,qu’à vous rappeler que vous m’êtes redevable d’une grosse somme età vous prier de m’adresser un chèque lorsque vous aurez palpé votreprime. Envoyez-moi ce billet doux à l’Hôtel Continental.

« Naturellement, je me tiens aux ordresde la compagnie, pour lui fournir les renseignements qu’on pourraitdésirer. »

Lord Harry passa cette missive à sa femme, quise borna à s’écrier :

« Juste ciel ! est-cepossible !

– Il n’y a pas à tergiverser. Donc, vousn’étiez pas à Passy, entendez-vous, lors de la mort de votre mari,vous étiez à Londres,… à Bruxelles,… je ne sais où ; à votrearrivée chez vous, tout était fini, il ne vous restait plus qu’àpleurer sur sa tombe ;… il a reçu les soins du docteurVimpany ;… vous le saviez souffrant, mais d’un simple malaise.Vous vous présentez chez le notaire avec votre testament ; ilaura reçu la police d’assurances et fera tout ce qu’il y aura àfaire. La seule chose qui vous regarde personnellement, c’estd’avoir un costume ad hoc : robe de crêpe, voileépais… Personne ne vous adressera une question. Les circonstancesétant données, vous vous dispenserez bien entendu d’aller voir âmequi vive. »

Un tel programme à exécuter fit frémir Iris dehonte et d’épouvante.

« Oh ! Harry, reprit-elle, c’estm’imposer le mensonge et le vol,… moi mentir ;… moivoler !

– Vos scrupules arrivent troptard ;… à quoi sert de pleurnicher.

– Harry, reprit-elle, en se jetant auxgenoux de son mari,… épargnez-moi… ordonnez à une autre femme defaire ce que vous me demanderez… d’aller à ma place… de se fairepasser pour votre veuve… moi, j’irai cacher ma honte au bout dumonde, je fuirai…

– Vous tenez des propos insensés,répondit-il d’un ton brutal ; il est trop tard.

– Je n’irai pas ! cria Iris dans unsanglot.

– Vous irez, palsambleu !

– Moi, je vous déclare que je n’irai pas,fit-elle en se redressant de toute sa hauteur ;… je nem’avilirai pas davantage ; encore un coup, jerefuse. »

Le sauvage lord se lève lui aussi ; ilattache ses regards sur sa femme, puis baisse les yeux. Il comprendqu’un tel rôle est dégradant.

« Alors, comme vous voudrez ! dit-ild’une voix contenue. Vous laisserez retomber sur moi la conséquencede mes actes et de ma propre honte. Retournez en Angleterre. Je nevous demande dorénavant qu’une chose ; ne révélez à personnece que vous savez ;… puisqu’il en est ainsi, je vais forgerune lettre de vous…

– Forger une lettre de moi ? répétaIris d’une voix anxieuse.

– C’est la seule façon de permettre aunotaire d’agir ; à cette lettre sera annexé le testament…Qu’arrivera-t-il ensuite, je l’ignore ? À présent, vous pouvezme quitter, Iris ;… je sens que je ne puis que creuser sousvos pieds l’abîme de la honte.

– Pourquoi cette lettre,… pourquoi cettenouvelle fraude encore,… pourquoi ne pas fuir avec moi quelquepart,… le monde est si grand ;… nous pouvons recommencer unenouvelle vie ;… nous n’avons pas beaucoup d’argent, c’estvrai,… mais je puis vendre mes bracelets, mes chaînes, mes bagues.Oh ! Harry, de grâce, laissez-vous guider par moi ;écoutez-moi ; nous vivrons d’une façon modeste et nouspourrons encore être heureux ? Si vous vous êtes fait passerpour mort, eh bien, cela n’a encore fait tort à personne, ni àrien.

– Vous parlez à tort et à travers, Iris.Vous figurez-vous donc que le docteur va lâcher prise et qu’il nem’obligera pas à régler mon compte avec lui !

– Quel compte ?

– C’est bien simple ; par le fait,sans lui, rien n’aurait marché. Or ce n’est pas un homme àtravailler pour le roi de Prusse !

– C’est juste ; vous me disiez celadans votre lettre, fit-elle, en pensant que d’aussi terriblessituations sont du ressort des romanciers ou des magistrats.

– Certainement, reprit lord Harry, ilm’enfoncera d’une forte somme.

– Combien,… une vingtaine de millefrancs ?

– Nous sommes convenus qu’il toucheraitle quart de la prime, environ 50 000 francs. C’est bien payerses services !

– Fraude sur fraude ; vol survol ; trahison sur trahison ! ciel ! faut-il quevous l’ayez connu ! dit Iris d’un air navré.

– D’accord ! mais, voyez-vous, unhomme comme moi doit fatalement faire de ces rencontres-là, ripostale sauvage lord. Quand l’agent propulseur est un scélérat d’uneénergie peu commune, qui met en mouvement une machine d’uneobéissance passive, comme votre serviteur, les résultats de lacombinaison doivent être déplorables. À Dieu ne plaise que jeveuille jeter la pierre au docteur !… non, non, cela nem’appartient pas.

– C’est juste, riposta Iris, en baissantla tête avec confusion.

– À qui le dites-vous ! désormaisvous connaissez la situation à fond,… vous êtes libre de mequitter. Alors, je n’aurai d’autre alternative que de recommencerla partie, avec un enjeu bien autrement effroyable, mais je ne voustraînerai pas à ma suite comme le remorqueur un chaland… Mon partiest pris ! plutôt la mort pour moi que le déshonneur pourvous ! »

Iris était de nouveau vaincue.

« Harry, s’écria-t-elle, permettez,j’irai ! »

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