C’était écrit

Chapitre 63

 

Mme Vimpany avait ditvrai : lady Harry était venue rejoindre son mari. Arrivée à lanuit tombante, au moment où les sens sont le plus sensibles auxperceptions des sons, aux craquements des meubles et aux brusqueschangements des choses, elle ouvre la porte et entre.Personne ; la maison semble déserte. Elle passe de la salle àmanger au salon ; partout la même solitude, le même silence.Elle appelle son mari ; pas de réponse. Elle appelle lacuisinière, mais aucune voix ne répond à sa voix. Fort heureusementpour elle, elle ne pénètre pas dans la chambre d’ami, car elle sefut trouvée en présence d’un cadavre ! Elle gravit l’escalieret entre chez lord Harry. Il n’est pas dans la pièce, elle aviseune photographie qui traîne sur la table,… elle la saisit,… blêmit,pousse un cri et tombe évanouie sur le sol ; c’est l’imagemême de son mari dans le lugubre appareil de sa dernière toilette,les mains jointes, les yeux fermés, le visage rigide d’unmort ! Lord Harry entend du jardin un cri ; monte quatreà quatre l’escalier et transporte sa femme sur un lit ; laproximité de la photographie lui révèle clairement ce qui vient dese passer. Iris recouvre ses sens ; elle jette à son mari unregard de stupeur, raconte ce qu’elle vient de voir, pousse ungémissement et retombe en syncope.

« Ciel ! s’écrie lord Harry, quedevenir ! que dire ! que faire ! de secourspoint ! La garde-malade est sortie ; le docteur est à lamairie à faire inscrire le mort sous le nom de lord Harry Norland.Pour tout dire d’un mot, la maison est vide. »

Peu après, Iris se redresse, promène sesregards anxieux autour de la pièce.

« Où suis-je ? dit-elle.

– Chez vous, répond lord Harry, chezvotre mari », et en se disant, il la presse contre son cœur etcouvre son visage de longs baisers.

« Vous,… mon Harry… vivant,… mon vraiHarry ? demande Iris en regardant droit son mari.

– Certainement, votre Harry. Qui donccela pourrait-il être si ce n’était pas votre mari ?

– Mais alors que signifie cette horriblephotographie ?

– Rien,… absolument rien,… une bêtise,…une farce du docteur. Quel drôle d’homme. Dieu merci, vous voyezque je n’ai pas l’air d’un spectre ! »

Il retourne la photographie à l’envers, sur latable, mais le regard d’Iris exprime, malgré tout, une sorte decrainte.

« Pourquoi, mon Dieu ! cetteplaisanterie macabre ; c’est un amusement idiot. Non, on nefait pas, par manière de rire, la photographie d’un vivant enmort !

Pourquoi s’y prêter,… elle ne comprenait pascela…

« Mais vous, ma chère Iris, dites-moicomment vous vous trouvez ici,… par quel hasard,… à quellescirconstances dois-je ce bonheur ? racontez-moi tout et nepensez plus à cette stupide photographie.

– J’ai reçu votre lettre, mon ami…

– Ma lettre ? Enfin vous avezcompris que votre mari vous aime toujours ? reprit lord Harryavec vivacité.

– Ah ! je ne pouvais vivre pluslongtemps loin de vous, mon bon Harry ;… le jour, je pensais àvous,… la nuit, je ne rêvais que de vous,… alors, je suis revenue,…j’ai peut-être eu tort,… vous ne m’en voulez pas, dites ?

– Moi, vous en vouloir ? mabien-aimée ! » s’écria-t-il en embrassant sa femme avecpassion.

Toutefois, cette pluie de baisers ne pouvaitdurer toujours : l’embarras de lord Harry commençait à leserrer de près.

De fait, quand bien même il ferait des aveux,Iris le questionnerait encore. Il se sentait perdu ! Mais ilne connaissait pas la nature de sa femme. Il l’entoure à deuxbras ; ses baisers plaident pour lui et Iris sent desremontées de tendresse pour son mari,… elle était prête à toutcroire,… à tout accepter,… en un mot, à sacrifier à lord Harryjusqu’à sa conscience et enfin à devenir sans le savoir la compliced’un crime. Plutôt que de quitter lord Harry, elle consentirait àtout. De son côté, il se disait qu’il fallait apporter la plusgrande circonspection dans ses aveux. Et le meurtre duDanois ? Quoique le docteur n’eût jamais mis les points surles i, il ne savait que trop bien la vérité !

« J’ai une foule de choses à vous dire,mon amie, fit-il en prenant les mains d’Iris, dans lessiennes ; mais il faut vous armer de patience, je vouspréviens. Préparez-vous d’avance à éprouver une effroyablesurprise, bien qu’en y réfléchissant, on voie clairement qu’il n’yavait pas d’autre parti à prendre…

– Allons, parlez, Harry, dites-moi tout,ne me cachez rien.

– Je vous dirai absolument tout, ma trèschère, et sans vous dorer la pilule.

– Dites-moi d’abord, où est le pauvrehomme, que le docteur Vimpany a amené ici, celui à qui Fanny étaitchargée de donner ses soins ?

– Le pauvre homme, reprit lord Harry d’unton indifférent, s’est remis si vite qu’il a quitté la maison enprenant ses jambes à son cou. Il tenait à aller prouver lui-mêmeaux médecins de l’Hôtel-Dieu l’efficacité merveilleuse dutraitement qu’il a subi ; l’orgueil robuste de Vimpany nemanquera pas d’emboucher la trompette de la renommée. Il estcertain que si tout ce qu’il dit est vrai, il fera faire un grandpas au traitement de la tuberculose. »

Cela laissait, en somme, Iris assezindifférente ; elle adresse cette question à sonmari :

« Où donc est Fanny ?

– Elle est partie… mercredi dernier, sije ne me trompe. Sa présence était devenue inutile ici et, enoutre, elle avait un grand désir de vous aller retrouver. Comme jeviens de vous le dire, elle est partie mercredi matin, se proposantde prendre, dans la soirée, le bateau de Dieppe et Newhaven. Ellese sera sans doute arrêtée en route.

– Peut-être est-elle allée d’abord chezMme Vimpany, c’est là que je vais lui écrire.

– C’est ça ; votre lettre luiparviendra sûrement.

– Eh bien, Harry, est-ce làtout ?

– Non, certes, reprit lord Harry ;il faut vous dire que la photographie qui vous a causé tantd’effroi a été prise par Vimpany pour une raison particulière.

– Laquelle ? »

Enfin, il éclata :

« Il est des circonstances, fit-il, où cequi peut arriver de plus heureux à un homme, c’est qu’on le croiemort. Or c’est précisément mon cas. N’allez pas en inférer quej’aie intérêt à cacher un méfait quelconque, dont je redoute lesconséquences : je suis insolvable, voilà tout, en sorte quej’ai dû faire mon paquet, avant d’avoir reçu mon congé en bonne etdue forme. Si vous n’étiez pas revenue, ma toute belle, une lettredu docteur vous aurait annoncé mon décès. Il serait resté muetcomme la tombe, en attendant que la vérité vous soit révélée parl’effet du hasard. Je regrette sincèrement qu’il ait laissé traînerla photographie sur la table.

– Eh bien, vrai, je ne comprends pas,…vous prétendez que vous êtes mort ? repartit Iris les yeuxgrands ouverts.

– Oui, il me faut de l’argent ; maseule ressource pour battre monnaie, c’est de faire le mort.

– En quoi cela peut-il vous enrichir,dites, Harry ?

– En vertu d’une assurance sur la vie quej’ai eu l’esprit de prendre et dont je ne puis, comme de juste,toucher la prime qu’après ma mort. Comprenez-vous ?

– Donc, il ne faut rien moins pour vousprocurer de l’argent, comment dirais-je, qu’une fraude ?

– Dites fraude si vous voulez. Du momentque je ne pouvais faire autrement, vous savez, nécessité faitloi.

– Mais, en réalité, c’est bien plusqu’une…

– Permettez. Du moment que les gens deloi disent fraude, à quoi bon exagérer ?

– Pour moi, Harry, c’est un crime ;c’est une chose passible d’une terrible condamnation ! s’écriaIris suffoquée.

– Bien entendu ; mais il faut pourcela qu’on découvre la fraude. À Londres, c’est un fait qui seproduit tous les jours ; mais là, les maris ne prennent pasleurs femmes pour confidentes. Pour moi, j’y suis contraint etforcé… Vous allez le comprendre.

– Dites-moi, d’abord, qui a eu le premierl’idée de cette monstrueuse conception ?

– Belle question ! Vimpany,parbleu ! c’est un malin ! c’est indéniable ; j’aitout d’abord refusé d’obtempérer à ce plan, mais quand la misèrevous empoigne, on se soumet à tout, voyez-vous, ma belle, pouréchapper à ses serres. D’ailleurs, comme je me fais fort de vous leprouver, ce n’est réellement pas une fraude, c’est une anticipationde quelques années. En outre, il y avait encore une autre raisond’agir ainsi.

– Est-ce pour être en mesure de payervotre billet à ordre au moment de l’échéance ? demande ladyHarry.

– Ma bonne Iris, soit que vous l’oubliezou non,… soit que vous juriez ou non de n’en jamais parler, il estun fait que je me reprocherai éternellement, c’est d’avoir dissipévotre avoir dans des spéculations hasardeuses. Or il n’en reste pasun traître liard ! Dire que j’en suis arrivé là, après avoirjuré de n’y pas toucher. Ah ! Iris ! fit-il en parcourantla pièce dans un état de violente agitation ; je me seraissoumis à la prison pour dettes,… à être ruiné, à être abandonné deDieu et des hommes, mais non à vous voir ruinée, vous ! c’estplus que je n’en puis supporter !

– Quoi ! avez-vous donc oublié quetout ce qui est à vous est à moi ;… quand je me suis donnée àvous, je n’ai fait aucune restriction,… vous n’avez à craindre, dema part, ni reproche, ni regret, ni allusions pénibles.

– À ma mort, vous serez riche ;…mais d’ici là ! hélas ! je ne suis pas âgé,… j’aipeut-être encore de longues années devant moi… Comment puis-jeattendre la mort, lorsqu’un coup de canif ou un bout de cordesuffisent pour réparer ma faute !…

– Votre faute ? mais ce seraitl’aggraver et non la réparer.

– Enfin cet argent m’appartient… dansl’avenir, il reviendra à mes héritiers, aussi sûrement que lesoleil se lèvera demain ; tôt ou tard, ce capital vousreviendra ;… en réalité, c’est escompter l’avenir, voilàtout ! L’assurance n’y perdra, en définitive, qu’un modiqueintérêt, jusqu’à la fin de mes jours. Je me sens bien plus coupableenvers vous, ma tendre amie, qu’envers les actionnaires. »

Sur ce, il se précipite aux genoux de safemme, et lui jure, dans une étreinte passionnée, qu’il n’adésormais en vue que son bonheur.

« Est-il trop tard, demande-t-elle d’unevoix émue, pour revenir sur ce qui est fait ?

– Hélas ! oui,… tout est fini,répond lord Harry, en pensant, à part lui, à Oxbye.

– Comment nous tirer de cette impasse,…comment allons-nous pouvoir vivre, Harry ? »

C’était tout clair : Iris acceptait lasituation avec toutes ses difficultés et ses dangers, plutôt que dequitter ce mari ! L’amour qu’elle ressentait toujours pour sonseigneur et maître, avait raison de tous ses scrupules. Enfin, elleaccepterait des choses qui, jusque-là, lui avaient paruinacceptables, comme il arrive fatalement dans une société, où lamorale est sans cesse prête à capituler, et qu’une femme d’unesprit élevé subit l’influence d’un homme dont les sentiments sontmoins nobles que les siens.

Il y a peu de mois encore, Iris aurait rejetéd’un ton résolu ces raisonnements subtils ;… aujourd’hui, elleacceptait jusqu’à des indélicatesses.

« Je comprends, fit-elle, vous êtes tombéentre les mains du docteur. Prions Dieu qu’il n’en advienne rien depire !

Oh ! mon pauvre Harry, croyez à l’amourpassionné de votre malheureuse femme ! »

Iris se jette au cou de son mari, elle leregarde d’une façon câline. Bref, elle pardonne tout, et acceptetout ! À partir de ce moment, elle va devenir l’instrumentaveugle que tiennent en leurs mains les deux conspirateurs.

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