C’était écrit

Chapitre 72

 

À une réunion de la Compagnie d’assurances surla vie, l’Unicorn,convoquée extraordinairement, ledirecteur eut à faire une communication des plus étranges.

« Messieurs, dit-il, je prie lesecrétaire de vous donner connaissance d’une lettre sur laquellenous sommes appelés à statuer : tel est l’objet de notreprésente réunion.

– La lettre, reprit le secrétaire, estdatée de Paris, il y a deux jours.

– Il y a deux jours seulement, reprit leprésident d’un air de mystère ; cela, du reste, n’a pasd’importance, puisque depuis lors l’auteur a eu tout le temps dechanger de résidence. Il peut être à Londres. Continuez, s’il vousplaît, vous avez la parole.

– Messieurs, reprit le secrétaire, il y amaintenant trois mois que nous avons été informés par des gens deloi, de la mort de lord Harry Norland et mis en demeure de payer àses héritiers la somme de 375 000 francs.

– À quelques semaines de là, dit leprésident, la prime était payée intégralement ; c’est unesomme considérable, mais il semblait qu’il n’y eût aucun doute àavoir sur l’authenticité de la réclamation des ayants droit.Monsieur le secrétaire, veuillez commencer la lecture de lalettre. »

Après avoir toussé pour s’éclaircir la voix,le secrétaire lut ce qui suit :

« Le but de cette lettre est de vousinformer que vous avez été indignement mis dedans, vu que lordHarry, loin d’être mort, était alors plein de vie et l’estencore. »

À cette communication, chacun redresse latête, tend l’oreille, écarquille les yeux.

Le président s’exprime en cestermes :

« Je vous ferai observer, messieurs, quel’auteur de cette lettre n’est autre que lord Harry lui-même.Veuillez continuer », dit-il au secrétaire.

« D’abord nous fîmes avec quelqu’un, unecombinaison qui permettrait de toucher immédiatement ma primed’assurances sur la vie, sans la désagréable nécessité de mourirauparavant, puis d’être enterré. D’autres gens ont tenté la chose,je pense, mais sans succès ; mon plan, au contraire, a ététracé avec une dextérité, une habileté, une précisionextraordinaires. Comme vous serez naturellement curieux deconnaître le dessous des cartes d’une partie perdue pour vousmomentanément, je n’ai aucune objection à vous en révéler lesfinesses. Il ne suffît pas d’informer la compagnie que tel individuest mort ; on doit être prêt à en fournir la preuve. Enconséquence, il faut commencer par chercher un mourant, nous avonspu nous en procurer un à l’Hôtel-Dieu, c’était unphtisique qui paraissait n’avoir plus qu’un souffle de vie. Moncomplice était un médecin anglais, pourvu d’une lettre derecommandation de l’un des plus éminents médecins de la faculté deLondres ; il prétendait avoir découvert un remède contre latuberculose ; nous avons soigné le patient au vu et au su detout le monde. Pendant les derniers jours de son existence, nous lefîmes passer pour lord Harry Norland. Il est mort : son actemortuaire porte le nom de lord Harry Norland, il a été enterré dansle cimetière d’Auteuil, près de Paris ; sur sa tombe est gravéson nom ; c’est une concession à perpétuité, achetée parmoi.

« Le docteur se chargea d’apprendre àlord Malvern la perte qu’il venait de faire en la personne de sonfrère cadet, lord Harry Norland, et la maladie à laquelle il avaitsuccombé. Sa mort a été également annoncée aux journaux. Lesdifficultés pour arriver à ses fins, dans de telles conditions,sont si grandes, qu’il est superflu de craindre que pareilletentative ne se renouvelle jamais. Quel est le mortel quiconsentirait à prêter son propre cadavre ? C’est un fait inouïd’avoir sous la main un malade, un étranger, sans parents, sansamis, dont on n’ait à redouter ni la curiosité, ni l’intérêt, etenfin, de se procurer un auxiliaire sans scrupule. »

« Ma foi ! s’écrie l’un desadministrateurs, cette lettre dépasse tout ce que l’on a jamais puentendre ; excusez-moi, continuez. »

Le secrétaire poursuivit :

« Au début, tout marcha bien ; nousenterrâmes notre sujet, sous le nom de lord Harry Norland. Ensuite,il fallut aviser au moyen de faire toucher la prime par l’héritieren personne. Pour cela, il aurait à se présenter, muni bien entendudu testament du défunt et d’un acte notarié. Marié, sans enfant, etbrouillé avec ma famille, il était tout naturel de nommer ladyHarry ma légataire universelle et mon exécutrice testamentaire. Ilparaissait également indiqué qu’elle dût aller faire en personneune démarche près de mes avoués.

« En cet état de choses, je dus mettrelady Harry au courant de la situation ou, du moins, de tout cequ’il était nécessaire qu’elle sût. De même que la plupart de sescongénères, elle est douée de toutes les vertus et, en outre, d’undévouement illimité pour son mari. Quand les intérêts de son épouxsont en jeu, rien ne l’arrête, pas même les scrupules deconscience !

« Il va de soi que j’ai fait valoir tousles arguments qui peuvent décider une honnête femme à se faire lacomplice d’une escroquerie monstrueuse ! Elle a consenti à yprêter la main, convaincue que, si elle s’y refusait, le secretserait divulgué.

« L’affaire a donc été menée par moi avecun succès complet ; vous avez payé la prime rubis sur l’ongle.Il me restait 375 000 francs et la conviction d’être un escrocaussi habile que pas un, par-dessus le marché. Malheureusement, laconscience de ma femme lui a fait sentir qu’elle n’aurait ni paixni trêve, qu’elle n’ait restitué tout l’argent indûment palpé. Ellem’a fait part, un certain jour, qu’elle voulait vous rendreimmédiatement la somme déjà déposée en son propre nom chez sonbanquier, à savoir 125 000 francs. J’aime à croire qu’il vousrépugnerait de dénoncer à la justice une femme qui ne demande qu’àrevenir à ses sentiments de probité naturelle ; c’est à ceteffet que j’écris cette lettre. De mon côté, désireux que ma femmeretrouve une tranquillité d’esprit absolue, je suis résolu, pourm’assurer de votre silence, à vous faire tenir immédiatement lemontant de la prime d’assurance, moins 50 000 francs dontj’espère pouvoir me libérer plus tard.

« Pour ce qui me concerne, je me hâteraide faire les démarches nécessaires dès que vous m’aurezrépondu.

« Quant à mon complice, le mieux est dene pas vous en occuper. Vous trouverez ci-incluse l’adresse oùvotre lettre pourra me parvenir. Inutile de faire faire le guetautour de la maison : on trouverait visage de bois.

« Je reste, messieurs, votre très obéissant serviteur,

« HARRY NORLAND »

« Je commence à comprendre, s’écria lesecrétaire, la provenance des 125 000 francs que j’ai reçus cematin ; la suscription portait ce mot :restitution. »

Les administrateurs échangèrent des regardsétonnés. C’était, en effet, une chose sans précédent.

« Messieurs, reprit le président, vousavez entendu la lecture de cette lettre ; vous savez de quoiil s’agit. Je vous prie de vouloir bien me donner votre avis.

– Si nous voulons rentrer dans nos fonds,dit l’un des administrateurs, le mieux sera de nous taire.

– S’il s’agissait de lord Harry seul, jedirais de le dénoncer à la justice ; mais à cause de sa femme,c’est différent. Si tout ce que l’on raconte de lui est vrai, c’estun être pendable. Après s’être enfui tout jeune de la maisonpaternelle, il s’est fait mousse, acteur, est parti pourl’Amérique, a servi comme maître d’hôtel sur un paquebot, a étébookmaker…

– Du moment que nous rentrons dans nosfonds, le reste importe peu ; nous n’aurions jamais découvertla fraude…

– La compagnie ne peut entrer encomposition avec un voleur, reprit le président d’un tonsolennel.

– Bien entendu ! mais à quoi bonexposer une noble maison à un scandale public ?

– Ça, vous l’admettrez, c’est sonaffaire, dit un administrateur radical ; le tout est de savoirce que l’on gagnerait à poursuivre une femme bonne et charmante,née Iris Henley ; son père jouit d’une réputation des plushonorables, j’ai entendu parler de tout cela dans le temps. Elle enétait folle… Une triste histoire après tout ! Monsieur leprésident, mon avis, c’est de renoncer à toute poursuite contrecette malheureuse, qui s’est empressée de restituer le bien malacquis.

– La compagnie ne peut entrer encomposition avec un voleur, répéta le président.

– Sans doute, reprit son interlocuteur,sans doute, mais il va de soi que la femme de cet escroc a changéde nom et, en somme, il ne nous appartient pas de la livrer à lajustice.

– Une action judiciaire nous entraîneraità des frais considérables. Comment arriver à prouver que cettefameuse lettre n’est pas apocryphe ? Naturellement, ilfaudrait exhumer le cadavre ; dans quel état leretrouvera-t-on au bout de trois mois ? Considérez ceci :d’un côté, beaucoup d’argent à dépenser ; d’un autre côté, ungrand scandale à divulguer… et tout cela en pure perte ! Jesuis contre toute idée d’enquête. Autre chose ; supposons parexemple, que l’homme existe encore et qu’il vienne à mourir ;nous nous trouverons derechef dans l’obligation de payer uneprime.

– De ce côté-là, j’estime, après avoirentendu la lecture de cette lettre, qu’il n’y a aucune crainte àconcevoir, mais, je le répète, nous ne pouvons entrer encomposition avec des escrocs.

– J’admets, monsieur le président, ditl’un des administrateurs qui n’avait pas encore pris la parole(c’était pourtant un avocat) que la compagnie mette lady Norlandhors de cause ; alors, elle se trouverait avoir affaire avecla banque Erskine, Mansfield, Denham et Cie, maison desplus respectables et des plus solides.

– C’est parler d’or ! »

À cet instant l’on apporte une carte, c’étaitcelle du directeur de la maison de banque en question,M. Erskine lui-même ; il entre. C’est un homme à l’airrespectable, mais découragé.

« Messieurs, dit-il d’une voixtremblante d’émotion, je m’empresse de vous faire une communicationdes plus extraordinaires : ce n’est rien moins qu’uneconfession d’un individu que j’avais tout lieu de croiremort : c’est de lord Harry Norland en personne !Voulez-vous, monsieur le président, m’autoriser à vous donnerconnaissance de cette lettre ?

– Certainement, répondit le président, ens’inclinant. Il ne me paraît pas probable qu’elle nous apprennerien de nouveau. »

M. Erskine déplia la lettre et lut ce quisuit :

« Messieurs, vous serez désagréablementsurpris d’apprendre que je ne suis pas mort ; au contraire, jejouis d’une robuste santé et il n’y a pas de raison pour que je nevive pas jusqu’à cent ans. Je déclare que la prime réclamée à laSociété d’assurances sur la vie n’était qu’une tromperie indigne,résultat d’un plan tramé avec une habileté méphistophélique. Vousêtes devenus, de ce fait, les complices inconscients d’un volabominable. Ma femme, qui sait toute la vérité, n’a qu’une pensée,qu’un désir, se libérer de la somme placée en son nom : lereste vous sera rendu par moi sous certaines conditions.

« En annonçant au chef de notre familleque j’appartiens encore au monde des vivants, veuillez l’informeraussi que je renonce à la somme de 7 500 francs qu’il mefaisait tenir annuellement. Ce sera, pour lui, une légèrecompensation au regret d’apprendre que le nom de lord Harry estporté par un si triste sire ! Si je viens à mourir avant quele prochain terme de la pension soit échu, j’enjoins à meshéritiers de ne rien réclamer à l’avenir.

Je reste, messieurs, votre très obéissantserviteur.

« HARRY NORLAND. »

Un homme de loi s’écria :

« La vérité, c’est que lord Harry atoujours été un sujet de honte et de chagrin pour sa famille. Quelaventurier ! quel casse-cou ! Toutefois, cette lettredénote encore la trace de certaines lueurs de conscience.

– Il ne se laissera pas prendre, je vousle garantis, observa le président ; le sang-froid de cettelettre indique que son auteur a dû se ménager une retraitesûre ; mais j’oublie que c’est de lady Harry qu’il s’agit,…faut-il la poursuivre ou non ?

– Considérez, je vous prie, repritl’homme de loi, que, dès que cette malheureuse femme a euconnaissance du vol commis, elle s’est hâtée de faire larestitution.

– Avez-vous vu lady Harry ? demandale banquier.

– Non, pas encore, mais j’ai la certitudequ’elle ne tardera pas à se présenter chez moi.

– Il serait très regrettable à mes yeuxque lady Harry fût condamnée à la prison avec son mari.

– Pour l’honneur d’une noble famille,espérons qu’il n’y seront condamnés ni l’un ni l’autre !

– Savez-vous qui a pris l’initiative decette vaste escroquerie ?

– Je m’en doute, mais je n’en suis passûr.

– Ce qui serait surtout à désirer, repritle président, ce serait de mettre la main sur le coupable ;…il est à présumer qu’il n’appartient pas à une noble famillecelui-là.

– Pour la troisième fois, je répète quenous ne pouvons entrer en compromission avec des voleurs, dit leprésident. Vous avez cent fois raison… il faut reconnaître,toutefois, que les hypothèses sont très vagues et, à moins que lespreuves ne soient suffisamment établies,… il y a un complot. Nousserons peut-être forcés un jour d’intenter un procès à la banqueErskine,… Quant à lady Harry, si elle est coupable, alors…

– Non,… non,… elle a pu être induite enerreur », dit Erskine avec feu.

Sur ce, le président plie la lettre et laremet au secrétaire.

« Nous vous sommes très obligés de cettecommunication, mais de la part de la maison Erskine etCie le procédé n’a rien qui doive nous étonner. En mêmetemps, ne perdez pas de vue que vous avez reçu l’argent,… j’iraicauser avec vous d’ici peu de jours. »

Conformément au vœu général, le secrétaires’occupe d’écrire une réponse ; le lendemain, la compagnierecevait un chèque de 200 000 francs, signé William Linville.Le secrétaire eut ensuite une autre entrevue avec M. Erskine àla suite de laquelle il eut à toucher le reste de la somme due.

Chaque étude de notaire a des secretsimpénétrables. En conséquence, nous ne devons pas nous enquérir parqui cette forte somme a été payée. Toujours est-il, qu’à quelquesjours de là, M. Hugues Montjoie se présenta à l’étude et,qu’après une longue conversation avec le patron, il lui laissaentre les mains un chèque très important.

Les administrateurs n’eurent donc plus aucuneraison de s’occuper de cette affaire, mais elle n’en continue pasmoins encore à servir de thème aux conversations particulières.

On était unanime à penser que cetteescroquerie qu’on n’eût jamais découverte, n’étaient les scrupulesde conscience d’une femme, serait traitée plus sévèrement par lescompagnies frustrées, si jamais pareil cas se présentait.Aujourd’hui, le monde est si méchant, qu’il est inutile de luiapprendre à le devenir davantage encore !

En résumé, moins on en parlera, mieux celavaudra. D’ailleurs, l’événement tragique, qui se produisit à un oudeux jours de là, mit fin à toute discussion, et, comme une feuilleemportée par l’orage, le souvenir de l’escroquerie disparutbientôt !

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