C’était écrit

Chapitre 46

 

Le lendemain du jour où lord Harry avaitconfié au papier une longue analyse de son état d’esprit, unindividu se présentait chez MM. Boldside frères etCie et demandait M. Boldside aîné. Lacarte qu’il tira de son calepin portait le nom deM. Vimpany.

M. Boldside aîné demanda audocteur :

« À quelle heureuse circonstance,monsieur, dois-je l’honneur de votre visite ?

– Je désire savoir où en est la vente demon ouvrage, répondit M. Vimpany.

– Vous faites erreur, monsieur, c’est àmon frère qu’il faut vous adresser.

– Comment, n’avez-vous pas signé letraité ?

– Si fait ; je signerai également lechèque lorsqu’il s’agira de régler. »

Cela dit, M. Boldside tire le cordon dela sonnette et donne l’ordre à un employé d’introduireM. Vimpany chez M. Paul. La ressemblance entre les deuxfrères était aussi grande qu’entre une seconde édition et lapremière ; à ce moment, M. Paul était en train defeuilleter une revue. Au nom de M. Vimpany, il fit un sursautet s’écria :

« Parbleu ! vous arrivez bien !quelle singulière coïncidence ! j’avais à l’instant même votrenom sous les yeux. Il va de soi que le directeur de cette revue nepeut se refuser à insérer votre réponse dans les colonnes de sonjournal, hein ?

– Pardon, mais, vrai, je ne comprendspas, fit le nouvel arrivant d’un air déconcerté.

– Voyons, est-il croyable que vous, unhomme du métier, vous ignoriez ce qui s’imprime sur votre compte.Tenez, lisez cela », fit-il, en passant à son interlocuteur unnuméro de la revue en question.

Le docteur lut les lignes suivantes :« Le médecin dont M. Vimpany a prétendu écrire labiographie proteste contre ce récit de fantaisie. Il se fait un casde conscience de mettre le public en garde contre une publicationdont le premier fascicule, en ce qui le concerne personnellement,n’est qu’un tissu de mensonges et de scandaleuses inventions.

« S’il vous est loisible de répondre àcette lettre, le plus tôt sera le mieux, dit l’éditeur avecconviction.

– La lettre ! répéta le docteur avecdédain, je m’en moque de la lettre ; l’important, pour moi,c’est la vente.

– Vous en parlez bien à votre aise,riposta M. Paul, un procès en diffamation va nous être intentépar une célébrité médicale et vous prétendez vous moquer de lalettre ; halte-là !

– Non seulement je l’ai dit, mais je lerépète. Ce qui m’occupe bien autrement, c’est le chiffre del’argent que j’aurai à palper sur le produit de la vente.

– Apportez-moi le compte deM. Vimpany », téléphona l’éditeur au bureau de lacomptabilité. Puis, il poursuivit :

« Il me paraît clair comme deux et deuxfont quatre, que vous n’avez ni excuse, ni explication à fairevaloir ; charité bien ordonnée commence par soi-même :diable ! notre maison a sa réputation à conserver, aussi dèsque j’en aurai conféré avec mon frère, nous nous verrons dans lanécessité…

– Tenez, écoutez ceci : le portraitdu médecin en question est celui d’une âne coiffé d’un bonnet dedocteur ; pour ce genre d’articles, tout le monde sait que desmatériaux sont nécessaires ; ceux que j’ai reçus sont d’unebanalité désespérante : l’année de la naissance, l’année dumariage, l’année de ceci, l’année de cela ! Voilà qui est égalau public ! il faut l’amorcer par des choses piquantes,croustillantes, inconnues ! C’est ce que j’ai fait. »

À cet instant, l’employé remit gravement àM. Paul un cahier peu volumineux, attaché par des ficellesrouges. La colonne du doit et avoir se soldait par une différencede 70 fr. 95. Le docteur, d’un air à porter le diable enterre, déchire le cahier en morceaux, et pour finir, il le lance auvisage de M. Paul, en prononçant d’une voix forte ce seulmot :

« Voleur ! »

Si en colère que fut l’éditeur, il sut modérerses vivacités et se borna à dire :

« Vous entendrez parler de nous par notrehomme d’affaires, monsieur le diffamateur !

– Que le diable vous emporte vous etvotre boutique ! » s’écria le docteur en refermant surlui la porte avec fracas.

Il alla de ce pas dans un café voisin, boire,fumer et ruminer. Puis, soudain, croyant avoir trouvé son chemin deDamas, il sort et se dirige vers un square spacieux, entouré debelles habitations. Devant l’une d’elles, un élégant coupéstationne : le docteur sonne. Le laquais, qui vient ouvrir,semble le connaître d’ancienne date.

« Sir James va sortir à l’instant,dit-il.

– Je ne le retiendrai pas plus d’une oudeux minutes, répondit le docteur qui s’avance son chapeau sur latête, son stéthoscope à la main.

– Mille regrets, mon cher Vimpany,… maisje suis attendu.

– Quoi ? ne pouvez-vous m’accorderun instant, un seul ?

– Alors, passons dans mon cabinet etpresto.

– Je venais vous prier de me donner unelettre d’introduction pour l’un de vos confrères de Paris. Votrenom également célèbre des deux côtés du détroit m’ouvrira toutesles portes…

– Quelles portes ? demanda vivementsir James.

– Celles d’un hôpital, pardieu !

– S’agit-il d’un but professionnel, d’unequestion thérapeutique ?

– Parfaitement. Sur le point de découvrirle microbe de la tuberculose, je veux empêcher les Français demettre leur pain devant ma rôtie,… si je puis me servir de cettelocution. »

Sir James prend une plume,… puis, hésite. Ledocteur et lui ont fait leurs études médicales ensemble, aprèsquoi, ils se sont presque totalement perdus de vue : l’un apris la voie droite qui conduit au succès, à la fortune, à larenommée ; l’autre a suivi la voie oblique qui aboutitpiteusement à la misère. Le célèbre praticien se demande l’usageque cet espèce de charlatan va faire de son nom. Pourtant, il estlui-même à la fois médecin célèbre et homme de cœur. Les souvenirsd’antan plaident la cause de la camaraderie. Bref, le docteurVimpany quitte la maison de son célèbre ami, muni d’une lettred’introduction pour le médecin en chef de l’Hôtel-Dieu deParis.

Sur ce, les deux anciens camarades seséparent. Pendant que le coupé du prince de la science l’emportedans la direction de la maison d’un client millionnaire, le docteurVimpany se dirige à pied vers le bureau télégraphique. Là ilcherche la formule la plus économique et s’arrête àcelle-ci :

« Attendez-moi demain. »

Le lecteur a déjà deviné que le destinataireest lord Harry.

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