C’était écrit

Chapitre 19

 

La démarche assurée et ferme du docteur netrahissait point l’état déplorable des trop copieuses libationsauxquelles il venait de se livrer. En entrant dans le salon, à lavue de M. Montjoie, il se rengorge et relève fièrement latête ; pour être juste, il paraissait complètement maître delui-même ; avait-il donc déjà recouvré ses esprits ?

Sa femme, souriant de son éternel sourire,s’approche de lui et d’un air aussi satisfait qu’étonné,dit :

« Quelle surprise agréable de vous voirrentrer d’aussi bonne heure ! Avez-vous donc moins de maladesque de coutume ?

– Non pas ; ce qui m’amène c’estl’obligation de remplir un devoir impérieux et pénible. »

Le ton sentencieux du docteur fit comprendre àIris qu’elle ne le connaissait qu’imparfaitement.Mme Vimpany, cette protectrice des voyageuses endétresse, resta coite en attendant que son mari trouvât bon des’expliquer.

Il fit une pause et dit :

« S’il est un poison qui attaque la vie àsa source même, c’est l’alcool ; s’il est un vice qui dégradel’homme, c’est l’alcoolisme. Monsieur Montjoie, avez-vousconscience que c’est à vous que je m’adresse ?

– Parfaitement ; mais sans tropcomprendre l’allusion », répondit son interlocuteur.

Après la scène qui s’était passée à l’hôtel,comment garder son sérieux en écoutant M. Vimpany s’emportercontre le vice de l’intempérance ! Hugues sourit. La majestémorale du docteur s’en offensant, il reprit :

« Ma parole d’honneur, c’est un peufort ! vous devriez au moins m’écouter sans rire.

– C’est facile à dire », ripostaHugues, qui commençait à soupçonner le mari et la femme d’être deconnivence dans cette comédie.

Le docteur exaspéré s’écria :

« Permettez-moi, monsieur, de vousdemander ce que vous avez fait de votre conscience ? cesilencieux agent est-il mort en vous ? après m’avoir offert unabominable repas, vous avez le front de me demander uneexplication ! Ah ! s’il en est ainsi,… vous allezvoir ! »

Sur ce, il se dirige à grands pas vers laporte, l’ouvre toute grande et salue Montjoie d’un airnarquois.

Cette insolence n’échappe pas à Iris ;son visage s’empourpre ; ses yeux s’enflamment.

« Quelle explication donnez-vous à laconduite de votre mari ? demanda-t-elle àMme Vimpany.

– Moi, mais je n’y comprends absolumentrien. »

Prenant alors Iris par la main, elleajouta :

« Si nous nous retirions dans machambre ?

– Non, à moins que M. Montjoie ne mele conseille.

– Ah ! certes non, s’écria Hugues,je vous prie au contraire de rester ici ; votre présencem’aidera à garder mon sang-froid. »

D’un bond, il se rapproche du docteur, restéinerte comme un terme, lui demande pour quelle raison il a ouvertla porte ?

Le docteur, qui était un coquin, mais non unpoltron, dit :

« Je sais ce que je fais ; c’estl’indulgence qui m’a fait agir.

– Quoi ! de l’indulgence envers moi,Hugues Montjoie ?

– Allons, je vois que vous m’avezcompris ; c’est déjà une satisfaction de se faire comprendre.Vrai, mon intention est de n’offenser personne, mais,diantre ! je ne puis continuer à voir un homme qui… ;vrai, les circonstances sont accablantes contre vous… vous vousêtes conduit à mon égard d’une façon infâme !

– Voyons, précisez ! demande Huguesd’une voix brève.

– Sous prétexte de donner le plusexécrable dîner qui se soit jamais fait… », répondit ledocteur.

Mme Vimpany lui ayant enjointpar signe de se taire, il continua comme si de rien n’était.

« Assez,… assez ! lui cria-t-elled’un ton péremptoire.

– Eh bien ! alors, empêchez-le de meregarder comme s’il me croyait ivre », riposta le docteurfurieux ; s’adressant directement à Iris, il ajouta :

« Voilà l’homme qui a essayé de megriser, miss Henley, mais grâce à mes habitudes de sobriété, c’estlui-même qui a été pris dans ses propres filets et s’est misdedans… Ah !… ah ! ah ! ami Montjoie, avez-vouscompris ? Voilà la porte, monsieur ! »

Estimant que cette insulte dépassait toutesles bornes, Mme Vimpany se dit que si une tentativequelconque n’était faite sur-le-champ pour atténuer cette offense,Iris serait capable – son visage enflammé parlait pour elle – dequitter la maison avec M. Montjoie. Saisissant avec force lebras du docteur, elle s’écria :

« Brute que vous êtes,… vous venez detout compromettre… Ah ! çà, voyons, faites directement desexcuses à M. Montjoie.

– Ah ! par exemple,non ! » fit-il.

L’expérience avait appris àMme Vimpany comment faire céder son seigneur etmaître. Elle murmura :

« Et mon épingle en diamant l’avez-vousoubliée ? »

À ces mots, le docteur jette à sa femme unregard effaré ; il appréhendait qu’elle n’eût perdul’épingle.

« Dites-moi, qu’est devenue cetteépingle ? demanda M. Vimpany.

– Je l’ai envoyée estimer à Londres.Faites vos excuses à M. Montjoie, car autrement votre silencevous coûtera cher. Je mettrai l’argent à la banque et vous n’entoucheriez rien de rien. »

Entre temps, les craintes deMme Vimpany au sujet d’Iris se réalisèrent ;l’insulte faite à Hugues Montjoie l’avait mise hors desgonds ; elle était dans un état d’exaspération telle qu’ellene pouvait articuler un mot. Sans se départir de son calmeimperturbable, Hugues ajouta :

« N’ayez crainte, Iris ; je nem’abaisserai pas à me quereller avec le docteur. Mon seul but envenant ici, est de savoir quels sont vos projets : allez-vousencore me répondre que c’est uniquement àMme Vimpany que vous pensez ?

– Moi ! ô mon ami, je penseuniquement à vous, à vous seul ;… sans moi, vous n’auriezjamais mis le pied dans cette galère ;… je suis, croyez-le,plus sensible que vous à l’insulte qui vous a été faite ;… monseul désir, c’est de retourner immédiatement à Londres ;… jevais prévenir Rhoda de tout préparer en vue de notre prochaindépart… Vous m’enverrez chercher de l’hôtel et je serai prête àpartir par le premier train. »

À cet instant, Mme Vimpanytire son mari par la manche et l’entraîne de force vers Montjoie.Alors, d’un ton penaud, le docteur balbutie ces mots :

« Je regrette de vous avoir offensé,monsieur, et je vous prie d’agréer mes excuses. »

Or, la bassesse flagrante de M. Vimpanyparaissait plus révoltante encore que son insolence.

« Cela suffit », répondit Montjoie,sèchement.

Il s’incline ensuite devantMme Vimpany ; très fière d’avoir donné lapreuve de l’ascendant qu’elle exerçait sur le docteur, elle fait unsalut automatique.

Au moment où Montjoie va quitter la pièce, ledocteur lui ouvre poliment la porte. Toujours préoccupé del’épingle en brillants, il comptait sur son acte de soumission pouramener Arabella à composition.

Que de fois il arrive à une femme (même fortintelligente) de se tromper, lorsqu’elle a l’esprit monté ou lesnerfs surexcités !

En s’adressant à celle qu’elle avait sihabilement trompée dès leur première rencontre, la voix deMme Vimpany trahissait un véritable embarras ;d’un air triste, elle reprit :

« Il m’est impossible de vous direcombien je suis peinée de votre prochain départ, je m’étais faitune si douce habitude de vous voir, ma bien chère Iris !

– La conduite de M. Vimpany m’adécidée à vous quitter, quoi qu’il m’en puisse coûter, réponditIris.

– De grâce, épargnez-moi l’humiliationd’entendre parler de mon mari : c’est si pénible pourmoi !

– Je ne vous rends pas responsable de laconduite du docteur et je me souviendrai toujours, au contraire,que vous l’avez obligé à faire des excuses à M. Montjoie.Ah ! combien de femmes mariées à un tel individu se seraientlaissé influencer par son mauvais exemple ! »

Mme Vimpany se borna àformuler la réponse que la plus stupide des femmes eût puexprimer : merci !

Sur ce mot, prononcé d’un ton emphatique, lesdeux amies restèrent muettes. À la faveur de ce silence, l’on putentendre le bruit de roues dans la rue. L’instant d’après, unevoiture s’arrêtait à la porte même du docteur.

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