C’était écrit

Chapitre 31

 

La soirée s’avançait et déjà des bougiesallumées éclairaient le salon occupé par Montjoie à l’hôtel. Sonimpatient désir de recevoir une lettre d’Iris, augmentait à l’idéeque la visite de M. Henley à sa fille avait dû fatalementcoïncider avec l’entrevue de celle-ci avec lord Harry. Quand ilsongeait à la situation de cette infortunée, placée entre deuxennemis aussi acharnés que M. Henley et le sauvage lord –égoïste et violent, – un sentiment de grande et tendre pitiéfaisait taire en son cœur les rancunes et les rages de la jalousie.Il n’avait pas quitté l’hôtel de tout l’après-midi, dans l’espoirqu’Iris lui ferait tenir une lettre par un messager. Or, sonattente ayant été trompée, il reportait son espoir sur le courrierdu soir, lorsqu’un coup frappé à la porte le fit tressaillir. Ungarçon d’hôtel survint.

« Une lettre ? demande vivementMontjoie.

– Non, monsieur, c’est unedame. »

Il avait reconnu miss Henley avant mêmequ’elle eût eu le temps de lever son voile ; l’œil fixe,l’attitude contrainte, elle eût pu poser pour une statue duDécouragement ; sa main était restée froide et inerte danscelle de Hugues ; il l’invite à s’asseoir près de la cheminée,mais elle fait un signe négatif. Puis, comme une femme qui craintd’être importune, elle revient tomber sur un siège à l’autreextrémité de la pièce.

« Je comptais vous écrire, mais cela m’aété littéralement impossible, fit-elle d’un air si abattu queHugues ne put s’empêcher de la considérer avec une certaineanxiété. Mon ami, poursuivit-elle, je ne suis pas digne del’intérêt que vous m’avez témoigné naguère. Votre pitié,hélas ! est tout ce que je puis espérer ! »

Voyant qu’il est inutile d’opposer desraisonnements à l’état d’esprit de son interlocutrice, ilrépondit :

« Mon Dieu ! aurais-je eu le malheurde vous offenser ?

– Oh, certes non, riposta missHenley.

– Alors, de grâce, donnez-moil’explication de ce mystère ?

– J’ai perdu tout droit à votrecommisération, répliqua Iris, d’un accent toujoursimperturbable ; mon père me repousse et vous ne tarderez pas àfaire de même. Ah ! ne vous ai-je pas juré de n’être jamais lafemme de lord Harry ! Eh bien, je suis sur le point del’épouser.

– Je ne puis, ni ne veux lecroire », dit Hugues d’une voix ferme.

Alors, Iris lui passe la lettre par laquellele sauvage lord se déclarait prêt, par désespoir d’amour, à mourirpour elle.

« Le courage lui a-t-il doncmanqué ? demande Hugues du ton du plus profond dédain, enremettant la missive à qui de droit.

– Il se serait porté le coup de la mort,monsieur, si…

– Comment, Iris, interrompit Montjoie,vous m’appelez monsieur !

– Je vous appellerai Hugues, si vous ytenez, bien que le temps de notre intimité soit à jamais passé. Unjour, au retour d’une promenade, j’ai trouvé sur un point isolé àHampstead-heath, lord Harry, baigné dans une mare de sang,gisant à terre ; il n’y avait âme qui vive dans ces parages.Ainsi donc, pour la troisième fois, il m’appartenait de lui sauverla vie et de lui tendre une main amie. Comment ne serais-je pasimpressionnée par cette persistance du destin à me faire intervenirprès de lui au moment où la situation est pour ainsi diredésespérée ! Loin de vouloir me soustraire au rôle d’être sonbon ange ici-bas, j’ai accepté celui que nul autre n’aurait vouluaccepter. Le voyant seul, malade et malheureux, j’ai cherché à leréconforter au moral, à le soutenir par de bonnes paroles et à ledisputer à la mort ; cette tâche accomplie, tâche de douceuret de patience, j’ai entendu sa voix verser dans mon oreille desparoles… ; mais n’attendez pas que je vous les répète,…lui-même ne pourrait les redire… Après des années de résistance, mavolonté a fléchi… Sachez que mon but, en me rendant chez le docteurVimpany, était de prévenir une querelle entre mon père etHarry ; au fait, je vous prie de m’excuser, j’aurais dû direlord Harry. Quand mon père est arrivé à Redburn-road, j’aiinsisté pour avoir immédiatement un entretien avec lui. Je lui aidit ce que je viens de vous dire : « Vous devez opter,m’a-t-il répondu, entre lord Harry et moi ; réfléchissez avantde prendre une résolution ; si vous vous décidez à épouser cethomme, vous vivrez et mourrez sans recevoir de ma main un rougeliard. » Il mit sa montre sur la table entre nous, et me donnacinq minutes pour prendre une décision. Au bout de ces cinqminutes, qui me parurent interminables, il me demande s’il devaitlaisser son testament tel qu’il l’avait fait, ou aller chez sonnotaire et en faire un autre ? « Vous ferez ce qui vousconviendra. » Telle fut ma réponse. Surtout, ne croyez pas queje l’aie faite à la légère ;… je savais la portée de madétermination. J’entrevoyais l’avenir aussi clairement que je vousvois maintenant. »

Ne pouvant supporter plus longtempsl’expression de morne désespoir d’Iris, Hugues, le regard cuisant,s’écria :

« Non, vous ne voyez pas votre avenircomme je le vois ; de grâce, écoutez-moi, pendant qu’il en esttemps encore…

– Il est déjà trop tard, vous dis-je,reprit Iris avec animation.

– Soyez persuadée, reprit Montjoie, quemes conseils partent d’un cœur ulcéré… Je vous ai tellementaimée ! Laissez-moi vous demander si, en cas d’une ruptureavec lord Harry, je puis conserver, moi, l’espoir de vousépouser ? Vous vous figurez, Iris, voir clair dans votreavenir, alors que vous avez des écailles dans les yeux ; vousparlez comme une personne résignée à souffrir… Mais, bonDieu ! efforcez-vous de ne pas perdre le sens moral ;êtes-vous décidée à mener la vie d’une déclassée et, qui pis est,n’en auriez-vous plus conscience ?

– Continuez, Hugues.

– Oh ! vous ne me découragerez pas,ma très chère amie ! Plein de l’espoir de vous aider àretrouver votre vraie nature, je tiens à ne rien exagérer parrapport à lord Harry. Oui, je veux espérer que la misérable vie quecet être d’exception a menée, n’a pas détruit en lui, lessentiments respectables ; mais les chevaliers d’industrie, lesbandits qu’il fréquente, le rendent très dangereux. Il sera unmauvais mari, j’en ai la conviction. Si dure que soit la tâche queje remplis, je tiens à vous dire que rien n’est pire pour une femmeaimante et dévouée, que l’influence ravageante d’un époux indigned’elle ! Les pensées, les opinions, les goûts de celui-ci,s’infiltrent peu à peu en l’esprit de sa compagne et l’obligent àdes concessions dégradantes. De fait, le sens moral de la femmefinit par s’émousser, s’oblitérer et, sans en avoir conscience,elle tombe au niveau de son mari. M’en voulez-vous de cet horoscopelugubre ?

– Moi, vous en vouloir ? vous avezpeut-être raison, fit-elle tristement.

– Le croyez-vous sérieusement, dites, machère amie ?

– Hélas, oui, je le crois ! réponditmiss Henley d’une voix émue.

– Alors, pour l’amour de Dieu !réfléchissez à la détermination que vous allez prendre etpermettez-moi de parler à votre père.

– Ce serait peine perdue,… répondit lajeune fille avec un ineffable sourire ; rien de ce que vouspourrez lui dire ne saurait avoir de l’influence sur sonesprit.

– En tout cas, j’essaierai, repritMontjoie avec insistance.

– Vous dirai-je maintenant que, lorsqueje suis rentrée à la maison, j’ai vu mes caisses dans le hall etappris que mon père avait donné l’ordre à ma femme de chambre detout préparer pour mon départ ? Je dois quitter la maison,a-t-il dit, et aller vivre ailleurs.

– Ma pauvre chère Iris ! dit HuguesMontjoie avec sympathie.

– Ma femme de chambre, reprit missHenley, est une étrange créature ; très renfermée enelle-même, elle s’est bornée à me dire : « Je suis votrefidèle servante, miss : où miss ira, j’irai ». Rien detout cela ne m’a étonnée ; je suis sans doute condamnée àvivre dans l’isolement ; j’ai des connaissances parmi lesfemmes qui viennent rendre visite à mon père, mais, hélas, pointd’amies ! D’après ce que j’ai appris, la famille de ma mèreaurait vu d’un mauvais œil, son mariage avec un homme dans lecommerce et qui plus est ayant une réputation douteuse. J’ignoremême où vivent mes parents. En somme, l’alliance de lord Harry estpour moi le meilleur mariage possible. Lorsque j’envisage ma tristesituation, il est tout naturel que mon langage soit empreintd’amertume. Il y a pourtant dans cet amour, dont on me fait uncrime, une chose qui ne laisse pas de soutenir mon courage. C’estqu’en réalité il est le seul refuge qui s’offre à une malheureuseépave repoussée de tout le monde ! »

Montjoie protesta. Il ne pouvait entendre direà Iris que toute affection lui manquait ici-bas.

« Oh ! s’écria-t-il avec feu, quevous ai-je donc fait pour me témoigner tant de dureté,d’injustice ! Pouvez-vous mettre en doute, que tant quej’aurai un souffle de vie, il vous restera un ami ? »

Vaincue par tant de sympathie et degénérosité, Iris répondit, les larmes aux yeux et un sourire émusur les lèvres :

« Mon pauvre Hugues, qu’il faut que voussoyez bon pour ne pas voir que votre intervention pourrait vouscompromettre ! Juste ciel ! Que ne dirait-on pas de votredévouement à me servir ? Vous me plaindrez, en apprenant quevos tristes prédictions sur ma déchéance morale se sontréalisées ; vous me plaindrez encore plus, quand vousconnaîtrez ma triste fin…

– Merci, Iris, merci, de compter sur masollicitude et sur mon amitié inaltérables. »

À cet instant, Iris se jette dans les bras deMontjoie et lui donne un baiser, en murmurant :« Adieu ! »

Puis, elle chancelle, blêmit et se laissechoir sur un fauteuil. La voyant si défaite, il juge qu’elle vas’évanouir et court chercher un flacon de sels. Tout en ouvrant unnécessaire de voyage, il entend la porte s’ouvrir et le pênecraquer sous la clef, puis le mot : adieu, prononcé à mi-voixà l’autre extrémité du corridor.

Iris avait pris le parti de brusquer ainsileur séparation.

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